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29 mai 2014 4 29 /05 /mai /2014 17:55
Lolita (Stanley Kubrick, 1962)

"How did they ever make a film of Lolita?" C'est avec ce film que Kubrick étend son influence déjà importante (Il contrôlait ses films par le biais du scénario, de la mise en scène et en supervisait avec autorité la cinématographie puisqu'il avait été chef-opérateur de ses deux premiers films...) sur son oeuvre en entrant dans le domaine de la publicité, ce qu'il fera comme chacun sait désormais avec une certaine efficacité... Mais la question citée, située au début des bandes-annonces du film, méritait en effet d'être posée: comment le Hollywood de 1961 pouvait-il laisser un livre aussi osé que Lolita de Nabokov être adapté dans un film? C'est le défi relevé par Kubrick et Harris, qui ont produit une oeuvre proposant certes un assagissement considérable par rapport au roman, mais qui casse tout sur son passage! Lolita est l'un des films cruciaux des années 60, l'un de ces coups de boutoirs définitifs sur un système désormais passé, dans un art qui ne pouvait rester à contempler les révolutions stylistiques (Nouvelles vagues, néo-réalisme) Européennes ou étrangères sans réagir. Mais Lolita est une production Britannique, distribuée par la MGM, et si le film a bien été au moins partiellement tourné aux Etats-Unis (Les extérieurs, bien sur, tous ces motels, ces routes si typiquement et cafardement Américains), les deux acteurs qui gravitent autour de Lolita sont James Mason et Peter Sellers...

Lolita commence de façon impressionnante et énigmatique, par une confrontation entre deux hommes: le professeur d'université Humbert Humbert (Mason) est venu pour tuer le dramaturge et homme de télévision Clare Quilty (Sellers) pour une sombre histoire, incompréhensible dans un premier temps. Après une longue et surréaliste conversation durant laquelle Quilty, visiblement encore saoul d'une nuit de débauche, va essayer de sauver sa peau en se lançant dans une fuite en avant de provocations diverses, Humbert tue son adversaire de plusieurs balles, alors que celui-ci s'était réfugié derrière un tableau du XVIIIe siècle représentant une jeune femme noble. C'est sous le regard de celle-ci, dont le visage blafard est désormais grossièrement troué d'une balle, que la belle voix de James Mason va nous raconter l'histoire de ces deux hommes, et de la (Jeune, très jeune) femme qu'ils ont tous deux aimée. Humbert est venu s'installer dans l'Est des Etats-Unis après une longue période en Europe; il va prendre ses fonctions dans une université à la rentrée et cherche un logement en attendant. C'est en visitant la maison de Charlotte Haze (Shelley Winters), une insupportable veuve qui le couve du regard avec une évidente concupiscence, qu'il voit soudain la fille de Mrs Haze, la jeune Dolores dite Lolita (Sue Lyon): elle est en maillot de bain dans le jardin, où elle bronze tranquillement. C'est en la voyant que Humbert prend la décision de loger désormais dans la maison, une décision lourde de conséquences... Il va vite être amené à accepter de laisser croire à charlotte qu'il l'aime afin de se marier avec elle, et tout faire pour avoir Lolita à lui, y compris envisager le meurtre de son épouse, mais ce ne sera pas nécessaire: les circonstances vont l'aider. Mais tout au long de cette dangereuse intrigue, un homme convoitera Lolita de façon plus tortueuse encore...

Le Lolita de Nabokov, paru en France chez un éditeur de pornographie, était bien sur inadaptable au cinéma dans les années 60, et Kubrick et Nabokov, auteur du scénario (Du moins co-auteur, mais Kubrick n'est pas crédité au générique) a accepté des compromis afin de rendre le film faisable: rendre la jeune femme plus âgée, faire de la rencontre Humbert-Lolita la seule aventure limite du professeur d'age mur (Alors que dans le roman il était conscient de son vice, avec lequel il avait appris à vivre...), mais le metteur en scène a trouvé une multitude de raccourcis afin de rendre justice aussi bien au roman qu'à son auteur: lui qui aimait tant les plans-séquences s'est même permis une jolie scène pleine de champs-contrechamps lorsqu'il nous montre Humbert dans sa nouvelle vie quotidienne dans les griffes de Charlotte, le mari dégoûté par son épouse s'arrangeant pour avoir l'oeil sur une photo de Lolita pendant qu'il tient la mère dans ses bras... Nabokov et Kubrick s'amusent avec le langage dans cette même scène lorsque Charlotte dit à son mari que s'il la touche elle devient aussi molle qu'une nouille, ce à quoi Humbert répond avec un sourire énigmatique (Du moins pour Charlotte) qu'il connait parfaitement ce sentiment. Une scène de bal de promotion, si typique manifestation saine de l'esprit de la jeunesse Américaine, devient l'occasion pour Kubrick et Nabokov de s'amuser en nous montrant les Farlow, des amis de Charlotte faire des allusions à une vie dissolue dans laquelle ils insistent bien sur le fait qu'ils ont "l'esprit très ouvert", et Humbert de comprendre qu'on lui propose un échange standard sans conditions... enfin une scène (Qui sera censurée un peu partout, mais qui subsiste dans les montages actuels du film) voit Lolita initier Humbert à leur première expérience sexuelle en commun, qu'il est assez facile de deviner, en lui proposant de jouer à un jeu qu'elle a appris d'un garçon lorsqu'elle était dans un camp de jeunesse. Le camp en question s'appelant Camp Climax (Orgasme), on la croit sur parole.

Non contents de révolutionner le cinéma en allant très loin (la franchise des relations entre Lolita et son beau-père est impressionnante), les deux complices s'amusent aussi beaucoup, et il y aurait à dire sur la présence étonnante de celui qui n'étai encore qu'un nouveau venu à peine reconnu, à savoir Peter Sellers. Il se lâche totalement, Kubrick lui ayant laissé le champ libre pour créer ses personnages et ses voix multiples. Bien sur l'effet de ses déguisements est aujourd'hui éventé, puisque le timbre de voix de Sellers, ses yeux, sont bien connus des spectateurs, mais le prologue ayant installé le personnage dans toute sa multiplicité et sa folie, je ne pense pas qu'il s'agissait pour Kubrick de dissimuler quoi que ce soit au spectateur. Il s'agissait plutôt d'appuyer la naïveté de celui qui en d'autres circonstances aurait été le monstre du film, Humbert lui-même, dupé par la jeune femme qu'il aime de toutes ses forces, et qui ne sait pas qu'il y a pire, bien pire monstre que lui... Mais si Sellers a eu le champ libre (Ce que peu d'acteurs peuvent vraiment dire avec Kubrick... Laughton? Ustinov? Nicholson? R. Lee Ermey, à coup sur!), on ne peut pas en dire autant de Shelley Winters qui a du beaucoup payer de sa personne, et dont la création du personnage de Charlotte es d'une inoubliable cruauté, juste le parfait mélange de pathos et de ridicule, de bêtise et de médiocrité voulue...

L'Amérique profonde n'était sans doute pas prête pour Lolita, mais le film fut un véritable succès, grâce probablement à ses précautions et son ton résolument caustique: il dément une fois de plus l'inexplicable rumeur selon laquelle Kubrick n'avait pas d'humour... Il installe avec autorité un auteur désormais libre de ses mouvements, qui s'apprête à tourner une oeuvre cruciale, aidé en cela par la rencontre avec Peter Sellers, un acteur d'exception. Après avoir tâté du film noir, du film de guerre pacifiste et du péplum, il livre sa propre vision de la romance à l'américaine, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il sait manier le vitriol dans ce domaine aussi. La mésaventure de Humbert Humbert, au départ cynique et manipulateur si confiant qui va se faire prendre à son propre piège, rejoint la longue liste des échecs inévitables contés par Kubrick depuis son premier long métrage, aidé il est vrai par l'histoire volontiers cruelle de Nabokov. Un dernier mot, en parlant de la place de Lolita dans l'oeuvre du metteur en scène: la tendance de Kubrick à l'auto-citation est ici marquée par la première scène: face à Humbert qui ne rigole pas du tout, Quilty saoul lui annonce être... Spartacus. Humour noir d'un cinéaste qui s'en veut d'avoir accepté un compromis, simple blague de potache, ou une volonté de tendre entre ses films même les plus dissemblables un lien?

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick