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9 juin 2014 1 09 /06 /juin /2014 17:37

Barry Lyndon, c’est l’adaptation en 1975 d’un roman de William Makepeace Thackeray, qui reprend d’une certaine façon le ton de A clockwork orange avec sa narration décalée et ironique, mais cette fois l’œuvre adaptée est elle aussi partie intégrante de ce genre picaresque qui détonnait tant lorsque la narration était plaquée sur les images du Londres de 1970… Je tiens ce film comme celui qui définit l'oeuvre du metteur en scène, la résume par bien des cotés. Et bien sûr, il est paradoxal qu'il ait fallu passer par un roman satirique du XIXe siècle qui montrait l'inégalité sous ses angles les plus noirs, après que Kubrick se soit rendu maître du futur proche dans trois oeuvres ambitieuses et aux audaces formelles éloignées de la représentation austère du XVIIIe siècle telle qu'elle a été décidée ici.

C'est sans doute ce qui frappe dès le départ, cette beauté plastique absolue, due à un travail conjoint entre Kubrick et le chef-opérateur John Alcott, qui se sont efforcés de briser des règles en s'abstenant d'utiliser des lumières artificielles, et ont mis un point d'honneur à utiliser les sources de lumières permises par les décors, et des bougies dans les scènes nocturnes. Il a fallu bien sûr créer du matériel, mais le résultat est là: un film qui ressemble à des peintures de maitre, telles celles qu'on aperçoit dans l'opulent manoir de la deuxième partie, ces images par lesquelles la vie de ces années passées nous a été transmise de façon visuelle, mais aussi une façon de retourner à la source picturale de l'art cinématographique. Cet abandon de la tricherie est aussi passé par un assèchement de la technique, et on remarque ici l'absence quasi systématique de ces plans de travelling avant qui sont devenus si présents chez Kubrick depuis Paths of glory: en lieu et place, le mouvement le plus présent dans le film est un travelling arrière, qui dévoile progressivement le décor autour des personnages dans une scène, et sinon de nombreux plans d'exposition sont tout simplement fixes... Le zoom est lui aussi utilisé, dans un effort pictural : en effet, il aplatit l’ensemble de la composition, enlevant toute profondeur, et donnant au spectateur cette impression d’assister à la vie de tableaux. Et tout ceci confirme la présence réaffirmée du documentariste Kubrick, qui a recréé dans ses moindres détails le XVIIIe siècle et le filme avec ses moyens de 1975 tout en en respectant les contours graphiques…

Redmond Barry (Ryan O’Neal) fuit son village Irlandais en direction de Dublin, suite à une affaire de coeur qui s'est soldée par un duel truqué; victime de bandits qui lui volent son argent, il est forcé de s'engager dans l'armée, et part pour l'Europe. Il déserte, usurpe l'identité d'un officier, et est arrêté par les alliés prussiens, qui le forcent à s'engager. Après les combats, il se reconvertit dans le jeu, puis se marie avec une jeune veuve richissime, Lady Lyndon (Marisa Berenson). Et c'est là, si l'on peut dire, que les ennuis commencent vraiment: Redmond, désormais Barry Lyndon (Il a adopté le nom de son épouse) n'est que temporairement le maître, puisque tout ce qu'il a, appartient en fait à Lord Bullingdon (Leon Vitali), le jeune fils de son épouse, et celui-ci ne le porte pas dans son coeur... Y compris lorsque Lady Lyndon et Redmond engendrent son frère Bryan, un garçon pour lequel Redmond Barry va avoir un amour immodéré…

Deux actes, un pour la montée en puissance et le passage à l'âge adulte de l'impulsif et sentimental Redmond Barry, et l'autre pour son accession aux richesses tant convoitées, son abandon de ses illusions de jeunesse, et sa décadence. On est dans le classique, finalement, mais on voit bien ce qui a attiré Kubrick, au-delà de l'envie forte de représenter le passé dans un réalisme aussi aigu que possible: Redmond Barry, comme Humbert Humbert (Lolita) avant lui, est un homme doté d'un plan. Ce plan, il va l'accomplir, et le contrôler jusqu'à un certain point. Avancer, se servir des avancées de son adversaire, contrôler, dans le but de gagner: on sait Kubrick féru des échecs, dont il est un maitre. Mais il n'aime rien tant que de peindre les histoires qui échouent justement. On ne peut pas tout contrôler, et ici les grains de sable sont nombreux: d'une certaine manière, Redmond apprend au début du film qu'on ne peut pas se laisser gouverner par son coeur, mais si Lord Bullingdon a raison de lui, c'est autant par amour pour sa mère que par haine pour Barry. Dans cette nouvelle histoire d'échec grandiose (Comme les trois films précédents, du reste), Kubrick laisse le temps faire son oeuvre, demande à ses acteurs d'habiter chaque geste, et n'hésite pas à se laisser dérouler l'action aussi lentement que possible. Il se sert aussi de la musique pour commenter et ironiser avec talent, comme avec la Sarabande d'Haendel, thème du film, qui sert à commenter les duels, en se déclinant de façons variées: uniquement les cordes les plus basses, voire les percussions, mais dans sa forme pleine, elle accompagne des cérémonies plus civiles, comme si décidément tout était joué d'avance: duel ou mariage, même combat. Le Trio pour piano, violon et violoncelle de Schubert, superbe pièce de musique à laquelle le film a donné une certaine notoriété, accompagne de multiples façons les amours tristes de Lady Lyndon pour cet Irlandais dont elle souffre du piège qu'il a refermé sur elle... Enfin, les chants folkloriques, Women of Ireland en tête, et les musiques militaires rythment la première partie.

Au milieu de toute cette histoire, un motif retient particulièrement notre attention, celui du duel. Il y en a quatre, qui tous ont une destinée différente et tous traités de manière différente par la narration. Le premier est l’occasion pour Kubrick d’affirmer dès le premier plan toute la portée de son film : on y assiste à la mort de M. Barry, le père du héros. La Sarabande de Haendel fait le lien avec le court générique qui vient de se dérouler, et la voix off assène un commentaire froidement ironique, pendant que la caméra pour la première fois, nous plante le décor dans un lent travelling arrière. Le deuxième duel a lieu peu de temps après, lorsque Redmond a provoqué son rival en amour. Le duel est une machination pour éloigner le jeune homme de sa cousine. Il est traité avec rapidité, et le spectateur n’est pas mis dans la confidence. Pas de voix off cette fois, juste le commentaire discret de la sarabande jouée à la contrebasse en pizzicato. Le troisième duel n’a rien de glorieux, ni de notable. Il concerne l’épisode durant lequel le jeune Redmond, après une calamiteuse expérience dans deux armées différentes, s’est associé à un joueur et tricheur professionnel, le « chevalier » (Patrick Magee). Il s’agit juste, nous fait comprendre le commentaire, un exemple parmi d’autres d’instance durant laquelle Redmond Barry utilise ses dons pour l’escrime pour faire en sorte que des mauvais payeurs n’essaient pas de se défiler. C’est l’affirmation de la toute-puissance du jeune homme en pleine possession de ses moyens, et le duel ne prend pas deux minutes de pellicule. Le duel final, situé plus de 90 minutes après ce dernier, est en revanche étendu sur dix minutes, et détaillé jusqu’à l’extrême, dans toute l’insupportable tension de l’incertitude de son issue. Il concerne la revanche longuement contemplée de lord Bullingdon, le fils de Lady Lyndon, qui a décidé de débarrasser sa mère de son mari. Le duel va se dérouler initié par Bullingdon, et celui-ci rate le premier coup de feu, mais Barry ne profite pas de la situation. Il laisse de fait le jeune homme lui tirer dessus, et occasionner une blessure qui le laissera amputé, puis Barry disparaît de sa propre histoire…

Kubrick était à sa façon, très particulière, un peintre de la condition humaine. Cette histoire d’un jeune homme qui laisse dans un premier temps les passions l’emporter sur la sagesse, en souffre de multiples façons, puis construit patiemment un édifice fragile pour lui et les siens sans jamais réussir à inspirer vraiment chez les autres la moindre affection pour lui-même, ressemble à un commentaire ironique sur le sens, ou plutôt l’absence de sens de la vie humaine. Ce qui confirme donc la présence presqu’accessoire de l’humain dans ses films précédents… Mais à mon sens justement, jamais Kubrick n'a aussi bien maitrisé chaque fraction de seconde de son sujet; il agit en virtuose, laissant un commentaire off en apparence totalement objectif, et des images apparemment froides d'austérité, créer un mélange détonnant de cruauté narrative. Et en plus, c'est irrésistible! Le film n'a pas eu le succès escompté, mais sur la distance, il est aujourd'hui indiscutablement l'un des meilleurs films du genre, l’un des plus beaux picturalement, et il s’agit pour moi, mais je sais que beaucoup ne sont pas forcément d’accord sur ce point, du meilleur film de son auteur.

 

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Published by François Massarelli - dans Stanley Kubrick Criterion