Le tout début de ce film exemplaire annonce la couleur: un plan, durant le générique, nous montre en balayant le champ de gauche à droite des jeunes étudiants à un feu de camp, puis un jeune homme qui se trouve au centre du cadre regarde intensément quelque chose... Ou plutôt quelqu'un: le plan suivant nous montre l'objet de son attention, qui est une jeune femme; elle aussi le regarde. Maintenant on sait que ces deux-là ne feront pas de vieux os ensemble, puisqu'elle va se faire dévorer par un très gros requin quelques minutes après, mais Steven Spielberg a d'ores et déjà axé la mise en scène de son premier grand film sur le regard, et les raccourcis qu'il permet...
Le reste du film en sera un festival, depuis les plans du policier Brody (Roy Scheider), sur la plage, qui regarde avec appréhension les baigneurs dans ce qui pourrait bien devenir le théâtre d'un drame, à ce jeu de cache-cache entre un requin et des hommes venus à trois pour lui faire sa fête, et scrutent, scrutent pour généralement se faire prendre par surprise par un requin, qui a n'en pas douter avait lu le script. Cette obsession du regard, et la maîtrise absolue du suspense, voilà sans doute deux ingrédients dus au maître Hitchcock, que Spielberg pouvait déjà revendiquer sans honte ni remords. Et pourtant le film a eu du mal à se faire, à plus forte raison lorsque le metteur en scène est apparu sur le plateau, et que tous les techniciens se sont mis à douter de ses capacités.
Véritable traité sur la peur, le film commence dans un endroit qui n'aurait pas déplu à Hitchcock, justement. Vague réminiscence du Bodega Bay de The birds, Amity est une île pourtant située sur la côte Est. Un endroit exclusivement tourné vers la mer et le tourisme, ce qui explique assez facilement pourquoi le maire (Murray Hamilton, qui ne se doutait sans doute pas qu'il créait là un archétype) est si réticent à laisser son chef de la police Brody (Roy Scheider) aller raconter à tout le monde qu'il y a un requin dans les eaux de baignade. L'animal est dosé avec parcimonie, durant une première heure entièrement consacrée au conflit entre Brody et les autorités. Le policier, seul homme un tant soit peu lucide (C'est le seul à ne pas être du coin!) d'Amity, est vite secondé par Matt Hooper (Richard Dreyfuss), un océanographe spécialiste des requins.
Si le monstre est peu vu durant cette entrée en matière, les hommes en revanche en prennent pour leur grade, et on prend parfois à se demander comment Spielberg a pu acquérir une telle réputation de gentil, tant l'humanité montrée dans ces 60 minutes est odieuse. Le penchant pour le sadisme du metteur en scène est là aussi présent, à travers sa science du "je montre, je ne montre pas", qu'il distille savamment... Mais l'un des enjeux de Jaws (Dont on rappelle que ces gros innocents de Français le connaissent sous le titre particulièrement débile de "Les dents de la mer") est justement de donner à voir ce qu'on ne voit normalement pas: réussir à intégrer dans un film traditionnel un homme se faisant manger par un requin, frontalement, bref appeler un chat un chat. Tout le film tend vers cette finalité. Parce que Spielberg est un pionnier, à sa façon, et le restera. Tous ses films possèdent ce type de défi, généralement assumé au point ou il devient même un argument publicitaire valide: venez voir l'Est des Etats-Unis en proie à une attaque Alien! Venez voir le débarquement comme vous ne l'avez jamais vu! Etc...
La deuxième partie, qui voit trois hommes (Scheider, accompagné de Richard Dreyfuss et Robert Shaw) partir en mer, avec un bateau (Trop petit, comme le révèle une réplique célèbre) à la poursuite d'un requin qui n'attend qu'eux pour trouver le sens de la vie, est une autre affaire de suspense, là encore parfaitement dosé. Et il possède aussi une autre dimension, rendue possible par la présence du scientifique passionné Hooper, qui le dit clairement: s'il est devenu un spécialiste des requins, c'est parce qu'il les aime. Et la chasse au requin devient, entre ces trois hommes, cette grosse bête et un bateau (trop petit, on vous dit), un beau film d'aventure, ce que nous confirme le lyrisme inattendu de John Williams dans ces séquences fabuleuses: regardez ces trois hommes aux prise avec ce qu'ils pensaient être une bestiole démoniaque: ils sourient comme des gosses...
Ce film ne se présente plus, il se vit, encore et encore, et comme tous les films qui ont trouvé leur forme parfaite, il est resté parfait...