Interrogé sur sa carrière et ses débuts, lors d'une interview pour la télévision Française, Ford avait répondu d'une façon intrigante à une question sur son premier film, au milieu d'une foule d'autres mensonges tous aussi gros et picaresques les uns que les autres: il prétendait que c'était ce long métrage de 1924, qui s'avère en réalité être son cinquantième si on en croit la filmographie établie par Lindsay Anderson... Mais il y a sans doute des raisons, autre que le grand âge (Ford était retraité depuis quelques années lors de l'interview), la maladie, le gâtisme, ou même l'alcool. De fait, si Just pals en 1920 inaugurait la longue et fructueuse association du metteur en scène avec la Fox, ce long métrage de 12 bobines le consacrait de façon spectaculaire, tout en suivant de près la Paramount qui avait dégainé son premier super-western en 1923 avec The covered wagon. Non seulement le genre, qui était essentiellement lié à la série B et au serial, allait enfin connaitre mise en avant et considération grâce à de telles oeuvres, mais le metteur en scène était enfin reconnu et à sa juste place. Et ça n'a pas été sans mal, le tournage ayant été, si l'on en croit les commentaires contemporains, épique! Sans doute pas autant que ceux du disciple Peckinpah, mais pas si loin...
Le film suit en fait deux intrigues, largement imbriquées l'une dans l'autre: d'une part, il s'agit de rendre compte de l'histoire de la construction de la ligne inter-continentale de chemin de fer, décidée par le président Lincoln en 1862 après de nombreuses années à préparer cet évènement, et achevée en 1869. Le film suit partiellement la trajectoire des deux compagnies, la Union Pacific (Partie de Omaha, Nebraska, et faisant route vers l'Ouest) et la Central Pacific (Partie, elle de Sacramento en Californie), jusqu'à Promontory Point, en Utah. Mais surtout, il nous conte les aventures de Davey Brandon et Miriam Marsh, et leur participation à l'Histoire: voisin de Abraham Lincoln (Charles Edward Bull) quand les deux héros étaient enfants, le père du jeune Davey était un idéaliste, désireux de trouver la route parfaite pour une future ligne de chemin de fer à travers les Etats-Unis. Après un court épisode qui le voit deviser avec le futur président pendant que le petit Davey joue avec sa copine Miriam, on voit le père et le fils partir pour une expédition vers l'Ouest. Une séquence les voit bivouaquer en pleine nuit, près du territoire des Cheyennes, mais le père meurt lors d'une attaque d'Indiens, menée sous la direction d'un renégat (Fred Kohler), reconnaissable à sa main droite: il y manque trois doigts... La scène est fantastique, Ford réussissant à passer sans effort de la quiétude d'une soirée au coin du feu pour le pionnier et son fils, à un suspense lié à la présence d'indices troublants: le père a entendu quelque chose, semble inquiet; Ford nous montre alors une jambe en gros plan, un homme en mocassins qui avance précautionneusement, mais marche malgré tout sur des branches sèches. Retour au père, de plus en plus angoissé, qui tente de sauver la face de façon à ne pas effrayer son fils. Ford retourne au plan précédent, et nous montre la progression d'autres Indiens, toujours vus uniquement par leurs jambes. Le père, cette fois, saisit son fils, l'embrasse et l'éloigne. Le plan suivant le voit se faire attaquer, à plusieurs contre un. Il n'a aucune chance... La scène est ensuite vue du point de vue de Davey, qui est témoin à distance du meurtre, de son père par un homme qui le scalpe ensuite. Davey a vu la main droite de l'homme, et a entendu son père s'étonner du fait que son assassin était blanc... La scène est exemplaire de la façon dont Ford installe du suspense, sans jamais forcer la rupture de ton. Tous les ingrédients de ces deux séquences d'introduction mettent le reste du film en place: Lincoln et le père Brandon, visionnaires, tous deux tués, mais dont les visées civilisatrices seront reprises par Davey. Celui-ci aura également à coeur de venger son père, et de retrouver la petite Miriam d'autre part...
Miriam, de son côté, grandit auprès d'un père qui après avoir été réticent, va finalement faire sienne la volonté du père Brandon, et va souscrire au voeu de Lincoln d'unifier la nation par le chemin de fer avant même que la guerre de Sécession soit finie. On voit d'ailleurs une scène à la Maison Blanche, durant laquelle Lincoln doit faire face à une certaine opposition à cette construction, avant-gout de nombreux développements dans le film; par ailleurs Mr Marsh est venu pour être témoin de la signature historique par le président, et en profite pour lui présenter sa fille,désormais incarnée par Madge Bellamy. Celle-ci, enfin, est fiancée à Jesson (Cyril Chadwick), un ingénieur qui manque cruellement de glamour, et dont nous verrons bien vite qu'il est éminemment corruptible... La construction commence donc, et nous assistons dans un premier temps aux mésaventures des ouvriers de la Union Pacific, menés par Marsh et Jesson. Miriam est fréquemment sur place, et assiste avec passion son père, pendant que Deroux, un propriétaire local, manoeuvre et se met Jesson en poche afin de pousser la compagnie à utiliser ses terres, lui devant de fait un loyer... Mais arrive alors un jeune homme qui travaille pour le Poney Express, poursuivi par des indiens: c'est Davey Brandon (George O'Brien), et s'il se rappelle de Miriam Marsh, il sait aussi que son père avait bien trouvé un passage idéal, ce qui ne sera pas du tout arrangeant pour Deroux... Celui-ci, bien sur, a changé et est relativement méconnaissable depuis le meurtre du père de Davey, et bien sur, il dissimule toujours sa main droite.
L'arrivée de George O'Brien est non seulement spectaculaire, mais elle vient au bout de cinquante minutes. Ford nous a permis de l'attendre sagement, tout en nous donnant des arguments et des rappels: la scène dramatique exemplaire durant laquelle son père meurt, le fait qu'il ait été ensuite secouru par des trappeurs, vont lui donner non seulement le désir de se venger, mais aussi faire de lui un homme de ressources, un homme d'action en fait. L'entrevue entre Marsh et Lincoln, en présence de Miriam, passe le relais d'une évocation par le président du 'petit Davey Brandon': ainsi, même absent, le personnage demeure dans l'intrigue... Le choix d'O'Brien, trapu mais costaud, laconique et aux gestes sûrs, est excellent, sans parler de l'importance que l'acteur (Future vedette d'autres films de Ford, mais aussi de Hawks, et surtout de Sunrise de Murnau) va prendre à la Fox. Mais au-delà du caractère actif et droit du personnage, O'Brien est en quelque sorte à la fois le dépositaire, par l'héritage de son père, et la reconnaissance de Lincoln, du rêve d'avenir représenté par le "cheval de fer". La fin, qui vire assez artificiellement au symbolique, voit Davey, lassé des aventures, passer de la Union Pacific à la Central Pacific, et ainsi nous permet de le suivre et de montrer la jonction des deux tronçons comme une véritable réconciliation entre toutes les parties de l'Amérique: Brandon et le Caporal Casey, un copain joué en vieil Irlandais Fordien par ce cabochard de J. Farrell McDonald, peuvent ainsi retrouver leurs amis de la Union Pacific, et Davey retrouve aussi Miriam: mais le jeune homme attend la jonction officielle pour embrasser la belle.
La partie historique du film, qui va de pair avec un tournage spectaculaire (Aucun plan neutre, en fait, Ford place ici la barre très haut, en jouant sur la montage, le cadrage, la vitesse, et des placements de caméra inédits: dans une fosse sous les trains), est prolongée par un recours aux protagonistes réels, ainsi qu'à des épisodes et des faits marquants: l'arrivée des Chinois sur la ligne qui part de Sacramento, l'anecdote de l'aide apportée par "Buffalo" Bill Cody, la construction de villes entières sur la trajet des compagnies, qui sont démontées et remontées ailleurs en quelques heures, et bien sur la très documentée cérémonie de jonction finale, dont les images ici feraient presque illusion tant Ford y a copié les photos historiques, tout ceci est complété par des allusions westerniennes qui renvoient à d'autres folklore: la présence d'un saloon avec ses pensionnaires féminines, dont une prostituée qui joue un rôle important, la présence aussi d'un juge qui nous rappelle Roy Bean, à la fois patron de saloon et juge auto-proclamé: Ford invente beaucoup de formes et d'actes fondamentaux du western dans ce film, l'annoblit de façon spectaculaire avec la présence imposante de Lincoln, mais surtout il semble s'inventer lui-même, en recyclant, enrichissant l'héritage de Griffith, qu'il dépasse de très loin par l'efficacité de sa mise en scène et la cohérence de son humanisme...
Ford est en effet ici à la fête, il mène un tournage spectaculaire, qui donnera lieu à un succès énorme, et un film qui renvoie encore aujourd'hui le spectacle concurrent de la Paramount dans les cordes: le résultat est, malgré ses 150 minutes, d'une rigueur dramatique confondante. Les acteurs sont naturels, et réussissent à faire passer ce qui reste une intrigue symbolique de mélodrame pour argent comptant. Le metteur en scène excelle déjà dans des digressions qui ne prennent pas encore trop de place, et s'amuse beaucoup à faire incarner à ses amis les petits et les sans-grades de l'histoire: ses caporaux et sergents Irlandais qui sont venus prêter main-forte aux ouvriers de la construction, aidés par d'autres immigrants, qu'ils soient Italiens ou Chinois. L'amérique de Ford, déjà illustrée par ses films précédents, se prolonge et devient épique avec The Iron Horse, un film que pour la première fois celui qui professionnellement était crédité "Jack Ford" va désormais signer... John Ford. Et si c'était ça, la clé de ce fameux mensonge, justement? Le premier film pour lequel on l'ait reconnu, le premier qu'il ait signé de son pseudonyme "noble"? Peu importe, d'ailleurs: ceci est l'un des chefs d'oeuvre de Ford, un point c'est tout.