Edmund Kean (1787 - 1833) est le plus grand acteur Anglais de son temps, un génie qui va révolutionner la façon d'interpréter Shakespeare, auquel il rend toute sa verve et tout son sel... C'est aussi, comme tant d'acteurs, un aventurier, un homme qui laisse la passion et l'impulsion le guider. Malheureux en amour, heureux en débauche et riches en dettes... Bref, un rôle sur mesure pour Ivan Mosjoukine, co-scénariste de ce film qui reste l'un de ses classiques, et l'un de ses grands films interprétés pour les studios Albatros avant de tenter la grande aventure d'un cinéma plus grand public avec Michel Strogoff en 1926. Kean est d'ailleurs l'avant-dernière collaboration de Mosjoukine avec les studios de Ermolieff et Kamenka... et c'est une production d'une incroyable richesse, tant par ses décors que par la qualité de l'interprétation, et bien sur l'invention filmique!
La première apparition de Mosjoukine en acteur (Interprétant Romeo) est longuement préparée, elle se confond bien sur avec le véritable commencement du film. Et la confrontation entre Kean, son public, et Shakespeare occupe bien une dizaine de minutes, riches en enseignements. Mosjoukine est d'abord une ombre géante qui se détache des coulisses, avant de manger toute la scène... Bien sûr, contrairement à la légende qu'était Kean, l'acteur de cinéma semble adopter un jeu assez conventionnel pour son Shakespeare, mais le film n'est absolument pas un documentaire, et Volkoff s'intéresse finalement plus à l'effet que fait Kean sur le public (Aussi bien la noblesse et la bourgeoisie que les "Enfants du paradis"!). Et tout au long de ces 141 minutes de cinéma flamboyant, Mosjoukine ne se contient pas vraiment... il faut dire que ce rôle est taillé sur mesure pour la star excentrique du cinéma Franco-Russe, qui lui aussi tendant à faire se confondre, comme Kean dans les scènes où on le voit interpréter Romeo et Juliette, puis Hamlet, le théâtre et sa vie, et séduisait comme d'autres respirent. Et Kean, dans sa vie, prolonge son métier en se déguisant sans cesse pour échapper à ses créanciers. En marin... ou en tigre!
Le film reconstruit à merveille le Londres du XIXe siècle tel que Dumas l'a imaginé dans sa pièce, et Volkoff et Mosjoukine se sont plus à accumuler les scènes de bravoure, toute construites sur une véritable unité dramatique. la plus connue, la plus discutée aussi, est bien sur sensée montrer les excès de la vie de débauche de Kean, qui danse et boit jusqu'au bout de la nuit dans un pub. La scène est électrique, communicative, et recycle merveilleusement le montage rapide tel que Gance l'a utilisé dans La roue. Mais chaque scène possède sa propre identité, dans un grand film qui n'hésite jamais à passer d'un genre à l'autre, d'un seul souffle. C'est encore une fois la marque de fabrique de Mosjoukine, mais avouons que le style de Volkoff a une classe folle...
Ce film qui fut un énorme succès, qui mêle de façon fascinante l'art avec la vie et la mort des artistes, on peut spéculer sur le fait que Carné l'ait vu... En tout cas il est impossible de ne pas y penser. Quant à l'acteur Mosjoukine, qui a manifestement pris énormément de plaisir à interpréter cette auto-caricature d'une rare finesse, il ne pouvait sans doute pas deviner que jouer la mort de Kean, qui s'accroche à Shakespeare (Son seul vrai ami, le souffleur Salomon interprété par Nicolas Koline, lui lit des extraits avant que l'acteur, en transe, le remplace au pied levé) jusqu'à son dernier souffle, serait prémonitoire de sa propre mort dans la misère.