Dans le catalogue des films Méliès, ce titre était en fait un ensemble de 11 bandes, toutes situées en un décor unique selon les usages alors en vigueur. Mais Méliès a très vite pris le parti de les considérer comme un seul et même film, recommandant d'ailleurs aux acheteurs de ses bobines (il ne pratiquait pas le système locatif, il vendait ses films) de les montrer comme bon leur semblait: regroupées en un ensemble de 13 minutes (A l'origine), ou en 11 parties séparées. Une façon, peut-être de noyer le poisson, d'inviter les acheteurs à ne pas considérer ce film comme autre chose qu'un bout de pellicule? Il est vrai que le sujet en était polémique, voire brûlant!
Car s'il est un film qui prouve que Méliès, venu au cinéma par curiosité, et désireux d'étendre par le moyen de photographies qui bougent, son champ d'action d'illusionniste, avait enfin trouvé sa voie et considérait désormais le cinématographe comme un moyen d'expression à part entière, c'est bien celui-ci. Car cette Affaire Dreyfus est bien plus qu'une reconstitution, il convient de préciser qu'elle a été tournée en 1899, alors que l'affaire battait son plein... La France révélait son profond, viscéral (Et semble-t-il immortel) antisémitisme, l'affaire en question déchirant le pays en deux clans. Méliès avait choisi le sien, Dreyfusard notoire, il a donc décidé de s'afficher dans ce film. Il joue le rôle de Maître Labori, défenseur du capitaine lors de la révision de son procès, qui échappera d'ailleurs à la mort lors d'un attentat.
Si 2 des onze "tableaux" sont aujourd'hui perdus, on appréciera la façon dont Méliès découpe, en autant d'épisodes, neuf étapes de l'affaire, en s'ingéniant à jouer sur l'émotion du spectateur, de dégradation émouvante, en retrouvailles touchantes, en passant par des coups de théâtre (l'agression d'un avocat en plein Paris) impressionnants. Il dit avec force ses convictions, en passant par l'invention formelle: ainsi le metteur en scène qui a bien compris que relater l'affaire Dreyfus passe forcément par la subjectivité, installe-t-il sa caméra lors d'un épisode du procès, au milieu de la foule, loin des principaux protagonistes. Pour montrer les esprits chauffés à blanc lors du procès, il a l'idée de filmer ses protagonistes cachés par le chaos de la foule, un chaos dont nait la narration, naturellement... Et cette Affaire, qui avait raison sur toute la ligne, est pour ma part le moment durant lequel le cinéma passe enfin à l'âge adulte, et devient un moyen d'expression de la pensée, des idées, et de l'émotion.