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17 mars 2020 2 17 /03 /mars /2020 16:39

Sorti en 1923, mais prêt depuis la fin 1922 quand il a été montré aux exploitants, La maison du mystère est pour la compagnie Albatros d'une grande importance; hérité des productions Ermolieff, qui s'installent à Paris à l'aube des années 20, le petit studio de Montreuil dominé par les Russes, va enfin rencontrer le succès, en particulier grâce à ce film en dix épisodes, qui sera un triomphe, après les succès d'estime des précédentes productions des Russes Blancs (Dits "De Montreuil") qui ont fui la révolution. Leur cinéma est essentiellement basé sur l'émotion, l'évasion et la captation des sentiments à l'écran, et nul mieux que Mosjoukine ne sait exploiter ce créneau. C'est ce que démontre cette imposante mais superbe production de 6h30, entièrement conservée et reconstituée avec un soin incroyable par feue Renée Lichtig, et enfin mise à notre disposition depuis 2015 en DVD dans la collection Flicker Alley.

Julien Villandrit est un chef d'entreprise heureux en amour, mais dont des soucis de comptabilité assombrissent la vie. Sa femme, la tendre Régine, est à son insu l'objet d'un lourd secret: le banquier Marjory est en effet son père, issu d'une liaison passée et secrète. Depuis la mort de la maman, plus personne n'est au courant, et Marjory ne souhaite pas propager la nouvelle... Mais ses largesses pour le jeune couple, et son amour débordant pour Régine finissent par faire jaser, en particulier Henri Corradin: le meilleur ami de Julien est en effet depuis toujours amoureux de Régine, et très, très jaloux... Et bien sûr le drame est inévitable: après avoir fait part de ses soupçons à Julien, Corradin assiste à une bagarre entre les deux hommes, et lorsque Julien (Qui a compris la vérité) va chercher du secours pour venir en aide à Marjory mal en point, son ami tue froidement le banquier. Les empreintes de Villandrit, les traces de lutte, et les rumeurs sur l'infidélité de Régine, tout concourt à faire accuser Julien du crime... C'est le point de départ de 20 années de tumultes, de coups de théâtre, de trahisons et de mésaventures en tous genres...

Le roman de Jules Mary à la base de cette sombre histoire est sans aucun doute un pensum à fuir, mais le traitement qu'en proposent Volkoff (Et Mosjoukine, qui comme d'habitude à la main sur le scénario) est tout en passion... L'âme Russe, toujours, pour le flamboyant Mosjoukine, qui habite chaque scène de son regard intense, et grâce à son jeu d'une puissance rare, et presque unique dans le cinéma Français. Volkoff se tire de l'invraisemblance de chaque scène en jouant avec un talent fou la carte d'un cinéma visuel, tant dans l'utilisation de décors naturels que dans la composition magnifique; il prend par exemple le parti dans le premier épisode de traiter le mariage des Villandrit en cinq minutes d'ombres Chinoises, sans céder à la tentation de la joliesse et de la mièvrerie: ce théâtre d'ombres incorpore aussi le drame à venir. En prime, il se sert du montage comme personne, sans se vautrer dans l'utilisation d'effets à la Gance (Ce qu'il fera malgré tout avec plus de retenue que le metteur en scène de La roue, dans Kean en 1924 et Casanova en 1927): tout ici est dédié à la mise au coeur de l'action, et au coeur des passions, des spectateurs. Une fois mis le pied dans l'engrenage du premier épisode, impossible de s'arrêter ou de demander grâce!

Et le serial, avec sagesse, suit le parcours inévitable du genre: il installe une harmonie (Un mariage, une naissance) à peine entachée de quelques zones d'ombre suffisamment définies pour apporter plus tard leur lot d'ennuis (L'argent, les soupçons d'infidélité, la présence envahissante du "rival" félon Corradin), et le chaos qui s'ensuit (L'arrestation, puis l'incarcération et enfin l'évasion et la fausse mort de Villandrit) va être la toile de fond d'un long retour à la joie et au bonheur, véritable but des protagonistes et du public (En l'occurrence proclamer et prouver son innocence pour avoir le droit de récupérer sa femme et sa fille!). Les règles du genre sont donc bien respectées, et les passages obligés aussi: spectaculaires retournements de situation, traîtrises diverses (le méchant Corradin), dosage de l'émotion, suspense, accélération du rythme en fin d'épisode...

Ni Mosjoukine, ni Volkoff, ni leurs acteurs ne se sont lancés dans cette aventure pour faire passer quelque message paternaliste que ce soit: on n'est pas chez Gaumont, et si "le patron" est bien mis en danger, c'est par son égal, son meilleur ami, un jaloux, un bilieux qui poursuit probablement des motifs peu recommandables. Certes, le monsieur est amoureux. ...La belle affaire! La façon dont Corradin, l'éternel éconduit par Régine (Hélène Darly), l'épouse de Julien, se retrouve tout à coup à dévisager la petite Christiane, la fille des Villandrit (Francine Mussy), nous laisse à penser qu'en plus d'être un lâche, un traître et un assassin (comme lui fait remarquer Villandrit dans leurs retrouvailles de l'épisode 8), Corradin est peut-être aussi un salopard fortement louche. Pour le reste, justement les sous-intrigues du film (un maître-chanteur pétri de remords et mû uniquement par le bien-être de son fils adoré, un évadé sûr de son bon droit, mais qui montre un profil bas en devenant l'humble et anonyme contremaître de l'entreprise dont il est le propriétaire et patron légitime) donnent l'impression d'une véritable humanité, qui s'étend au-delà des stéréotypes. Le héros est un brave homme, qu'il soit patron ou employé. Et le rôle joué par la religion (exactement comme dans Michel Strogoff, même si ici c'est de Catholicisme Romain qu'il s'agit et non de Catholicisme Orthodoxe) est essentiellement décoratif, pour Mosjoukine et Volkoff qui ont compris où s'arrêter pour qu'un motif ne prenne pas toute la place...

Et la cerise sur le gâteau, c'est qu'au milieu de tout ça, face à Ivan Mosjoukine, qui domine (mais comment pouvait-il en être autrement?), on trouve dans le rôle de Corradin le grand Charles Vanel, qui est superbe. Le clou du film, selon moi, est situé dans le huitième épisode, lorsque les deux hommes luttent après s'être perdus de vue pendant près de quinze ans: ils en sortiront vivants tous deux, mais la lutte est à mort et dure sept minutes, alors tout y passe: les poings, les baffes, l'arrachage de vêtements, les jets d'objets, même les meubles sont mis à contribution dans ce qui est une destruction systématique de l'environnement. Cette lutte se terminera d'une façon inouïe, par la projection d'un des deux protagonistes dans le vide, qui survivra à flanc de falaise. Falaise qui est filmée, entre autres, de très loin, avec des personnages qui ne sont que de menues silhouettes (voir photos plus bas)... Et pourtant, c'est on ne peut plus clair à comprendre. A l'issue de la bagarre, le spectateur est sans doute aussi exténué que les personnages...

C'est frappant, à quel point la mise en scène de ce film, à l'interprétation à la fois sobre et profondément émotionnelle, tranche sur toute la production française de l'époque, à de rares exceptions... Feyder et Crainquebille, ou Visages d'enfants, peut-être? Mais la modernité de Volkoff (et Mosjoukine, et leur assistant non crédité Tourjansky, soyons juste) passe par une habitude Russe d'une part: les personnages et leurs émotions sont constamment relayés par le décor et l'éclairage; et d'autre part, l'influence des Américains est là et bien là: le montage, le rythme de jeu et les angles de prise de vue sont tout entiers dédiés à l'impact émotionnel, et à la rigueur du point de vue. Il en résulte un film joué de façon convaincante, avec autant de fougue que de subtilité. Même si comme je le disais plus haut Mosjoukine domine, ce qui est incontestable, il semble avoir imprimé son style à tous les acteurs... Et c'est la naissance du style Albatros, justement, ces films merveilleux qui vont montrer au cinéma français la marche à suivre!

La Maison du mystère propose donc une évasion express, un divertissement spectaculaire et totalement grisant, dans des images qui sont du cinéma pur de bout en bout. En bref: c'est un film à voir absolument, l'un des chefs d'oeuvre de Mosjoukine, et sans doute l'un des plus beaux films muets Européens... Voilà c'est dit.

 

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Published by François Massarelli - dans Ivan Mosjoukine Muet Albatros 1922 Alexandre Volkoff