Louis Delluc citait souvent ce film en exemple. L'exigeant critique (Et parfois cinéaste lui-même) y retrouvait un niveau artistique rarement atteint par le cinéma en cette époque... Pourtant une vision du film aujourd'hui produit souvent un sentiment de confusion, parfois d'ennui. Il faut vraiment y revenir pourtant, tant ce film, mélodrame revendiqué (L'Herbier donnait à tous ses films une catégorie changeante: Marine, Eau-forte, etc... C'était bien sur essentiellement de la prétention et un fort snobisme, mais dans le cas d'El Dorado, il a fait simple: la Gaumont a promu le film comme étant un "Mélodrame de Marcel L'Herbier".) tranche en effet sur toute la production Française, et même sur l'avant-garde, fort turbulente à cette période... Et il me fait penser aux efforts contemporains d'un autre cinéaste, et en dépit de la présence de sa muse Eve Francis, ce n'est pas Louis Delluc.
C'est afin de rendre hommage à l'Espagne que L'Herbier en a écrit le scénario, en compagnie de Dimitri Dragomir, son assistant sur plusieurs films. Il a imaginé une histoire de tous les temps, située à Grenade: Sibilla (Eve Francis) est danseuse, dans un bouge, l'El Dorado. Les filles dansent, et même si ce n'est jamais dit, elle vont peut être aussi un peu plus loin. Sibilla est la préférée des habitués, et elle danse toujours avec le sourire, même si la vie n'est pas rose: elle a eu un enfant d'une idylle ancienne, avec une crapule, Estiria, et le petit est malade. Sibilla sait que si personne ne lui vient en aide, le gamin mourra. Elle fait appel à son ancien amant (George Paulet), mais celui-ci marie sa fille (Marcelle Pradot) avec un homme de la haute noblesse, et ne veut pas laisser son passé le rattraper. Lorsque Sibilla découvre que la fille d'Estiria a un amoureux, un peintre (Jacque-Catelain), elle décide rpofiter de l'occasion pour assumer sa vengeance, tout en confiant son fils aux bons soins de la maman du jeune peintre...
L'Espagne de ce film a beau être essentiellement une image, une pose esthétique, L'Herbier lui donne une surprenante sensualité, en tournant quelques scènes-clés dans les palais hérités de la domination Arabe. Il favorise ici des caches très élaborés, rappelant les décorations de ces palais, et nous montre une vie intense et trouble dans les locaux enfumés de l'El Dorado. La faune qui peuple le café est évidemment en contraste avec la bonne société qui tourne autour d'Estiria, mais L'Herbier donne pour une fois à ces bourgeois suffisants une dimension satirique fort méchante, ce qui est une belle avancée pour ce moraliste impénitent... Et l'utilisation de tous les trucs habituels du cinéaste (Flous, caches, déformations) sont en harmonie avec le jeu intériorisé de l'actrice principale: El Dorado est le meilleur film d'Eve Francis, haut la main. Et si L'Herbier ira dans d'autres directions bientôt (L'inhumaine, Feu Mathias Pascal), ici, il se rapproche de Stroheim: même sens de la composition riche en détails, même mélange de sacré et de profane, de beauté et de laideur (Avec une composition étonnante de Philippe Hériat en fou du village qui ne pense qu'à violer Sibilla)... Il manque sans doute à L'Herbier un sens de l'éclairage que Stroheim possédait de manière spectaculaire, un sens plus sobre du montage (Celui de ce film est formidable, mais un peu trop pyrotechnique, contrairement à Stroheim qui savait doser son rythme)... et un scénario un peu plus solide! Mais en l'état, El Dorado, une fois passés les défauts si typiques de L'Herbier (Marcelle Catelain et Jacque-Pradot sont comme d'habitude la définition même de l'adjectif "tarte") est bien un film surprenant qui a après tout mérité son immense succès, et donné des ailes à L'Herbier qui s'apprêtait à lancer sa propre compagnie, Cinegraphic.