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17 février 2016 3 17 /02 /février /2016 16:39

On peut toujours s'interroger, au vu du reste de l'oeuvre de David Lynch et son orientation particulièrement surréaliste, sur la place de ce qui reste sans doute son film le plus grand public... C'est en voyant son premier long métrage, le redoutable Eraserhead, que le producteur Stuart Cornfeld a proposé à Lynch de travailler avec lui, et l'idée de réaliser un portrait de Joseph Merrick n'était que l'une des pistes soumises au réalisateur... Mais c'est celle qu'il a choisi, sans hésiter.

Joseph Merrick, nommé John dans le film, est un cas célèbre de la science, un homme aux difformités exceptionnelles, qu'on n'explique encore assez mal aujourd'hui; la plupart des thèses scientifiques sur les raisons de son état sont généralement des maladies de déformation progressive, l'hypothèse la plus souvent admise étant que Merrick souffrait d'un cas aigu du syndrome de Protée. Ajoutons à ça des blessures durant son enfance (Il lui était déjà extrêmement pénible de se déplacer en raison de sa tête trop large) qui lui avaient laissé des séquelles graves, et une condition physique aggravée par les privations et la vie à la dure durant ses années de cirque... Le rôle était une chance incroyable pour n'importe quel acteur, il ne pouvait aussi qu'être difficile, en raison de l'attirail à porter sur le corps et la tête. Mais John Hurt y est, comme à son habitude, extraordinaire. Merrick, à sa façon, est un des symboles de l'époque Victorienne, et Lynch ne se prive pas, dans son film, d'y faire allusion...

Londres, 1884: Un médecin, le Dr Frederick Treves (Anthony Hopkins), découvre un étonnant spécimen dans une galerie de monstres de foire. Surnommé "Elephant man", il est atteint de difformités extrêmes, et on prétend qu'il est né ainsi suite à un accident qui serait survenu durant la grossesse de sa mère, dont on répand la rumeur qu'elle aurait été piétinée par des éléphants. Treves décide d'exhiber Merrick (John Hurt) devant ses collègues de l'académie de médecine. Mais non seulement l'homme est de santé fragile, mais son "montreur" ne se prive pas de le battre, et un jour Merrick fait appel à Treves. celui-ci le fait installer à l'hôpital, où Merrick lui-même va gagner la confiance de tous, grâce à sa gentillesse, et son extrême douceur... Il va aussi attirer la crapulerie de certains, et le forain qui l'exhibait auparavant n'a pas dit son dernier mot...

Quelle splendide galerie de personnages! Outre Merrick et son impatience de découvrir enfin la vie et l'amitié de ceux qui l'accueillent, on appréciera la gaucherie de Treves, la pudeur du personnage aussi qui après avoir traité Merrick strictement comme un cas médical, en vient à se prendre d'amitié sincère pour lui... Mais on est à l'époque Victorienne, et le bon docteur gardera une certaine distance. Les infirmières seront quant à elles séduites les une après les autres, et on appréciera de retrouver, non sans émotion, la grande Wendy Hiller (I know where I'm going de Michael Powell) en infirmière un brin acariâtre, mais pas trop longtemps, qui va devenir une vraie mère poule pour John Merrick... A propos de Michael Powell, on aperçoit aussi Kathleen Byron (Black Narcissus, The small back room) en dame de la bonne société qui vient s'encanailler en allant visiter Merrick à l'hôpital. Le supérieur hiérarchique de Treves est interprété par John Gielgud, et c'est sans surprise une superbe composition.

De l'autre côté les gens qui vont faire du mal à Merrick sont essentiellement Bytes, le forain (Freddie Jones) et le gardien de nuit de l'hôpital, interprété par Michael Elphryck, qui contre quelques pièces, ouvre la porte de la chambre de ses amis (Des soiffards et des prostituées) pour y montrer Merrick et occasionner quelques frissons. Heureusement, grâce à sa notoriété, Merrick va faire des rencontres déterminantes: la princesse de Galles (Helen Ryan) s'intéresse à son cas, et une actrice de premier plan, Madge Kendal (Anne Bancroft), va le rencontrer à plusieurs reprises et lui dédier une représentation...

Car Merrick est montré, partout, depuis la foire, jusqu'à l'académie de médecine, en passant par la chambre où viennent l'importuner les ivrognes qui ont payé. Lorsque la Reine s'intéresse à son cas, c'est toute la noblesse qui se déplace, et pour finir, lors de la soirée de gala à laquelle assiste le jeune homme à la fin du film, Madge Kendal le montre à la foule et le fait applaudir. C'est, bien sur, avec une approbation générale de la part du public, mais c'est aussi une façon de rappeler que même enfin réhabilité en tant qu'être humain (Ce qui est son souhait le plus cher, comme le rappelle la réplique la plus connue du film), la seule vocation de Merrick, est d'être montré... Et ce n'est pas un petit paradoxe, à une époque durant laquelle on cache tout. La vie est systématiquement divisée en deux: les riches d'un côté, les pauvres de l'autre; les femmes au salon et les hommes au fumoir; la bonne société le jour, et la racaille la nuit... On ne parle pas de sexe, ce qui n'empêche pas de le consommer, mais c'est définitivement une affaire de la nuit et de la racaille. Les tables n'ont pas de "jambes" (Legs), car cela évoque le corps humain... Non, on parle plutôt de leurs "extrémités". Alors comment intégrer Merrick, qui est montré (Lors de l'exhibition à l'académie, Treves invite ses collègues à observer l'appareil génital parfaitement normal du jeune homme), lui, précisément pour son corps? Il en devient à la fois le côté obscur de l'époque (En concurrence, je l'admets volontiers, avec rien moins que Jack l'éventreur, qui lui le revendiquait fièrement en exposant l'intérieur du corps des prostituées qu'il massacrait!), et sa bonne conscience, car si Lynch nous montre bien la bonne société se jeter sur lui afin de paraître, il n'en reste pas moins que les efforts de Treves, Kendal, et de la majorité du personnel de l'hôpital sont mus par une sincère affection... Le film baigne d'ailleurs dans une peinture de l'époque Victorienne, ses salons et sa saleté, ses fumées, et autres vapeurs dégoûtantes vomies par les hauts-fourneaux, les cheminées de bateaux et de trains...

Et la scène la plus fameuse se déroule dans une gare, un lieu hautement symbolique des conséquences de la révolution industrielle qui avait installé l'Angleterre dans sa position dominante. Poursuivi par les passants qui l'ont vu bousculer par mégarde une petite fille, et ont enlevé son masque, Merrick se réfugie dans un autre lieu symbolique, les latrines de la gare. Et là, il clame son humanité, à la face d'une populace éberluée... Confirmant ainsi son statut particulier de symbole de l'époque dans son avancement et son raffinement, dans l'affirmation de son humanité et son goût pour les arts et le théâtre, tout en effectuant ce rappel à la décence dans un lieu condamné à ne pas exister pour les bien-pensants de cette paradoxale fin de siècle...

David Lynch a réalisé le film d'une façon très frontale, en choisissant bien sur un noir et blanc sobre qui contraste avec l'infect 16 mm bien poisseux de son premier long métrage. Il a constamment laissé ses personnages s'installer, et il n'y a pas de second degré dans le film, ni d'humour noir excessif. Tout au plus peut-on constater que Lynch s'amuse un peu à montrer comment la gaucherie de Merrick et l'inadaptation de Treves face à ses propres sentiments débouchent volontiers sur une certaine cocasserie, mais Lynch évite au film de tourner à la farce. Par contre il a choisi une ouverture et une conclusion qui virent à l'onirisme le plus radical: l'introduction joue sur la croyance répandue à l'époque de Merrick, que sa mère avait été bousculée par des éléphants, et le final lie l'amour de John pour la poésie, l'image récurrente de sa mère disparue, et sa fin ambiguë: il semble en effet que Merrick soit mort d'avoir voulu être normal. Sa tête trop grosse l'empêchait de se coucher pour dormir, comme le commun des mortels; le faire revenait à se condamner à se briser le cou... Mais cela ne l'a pas empêché de tenter. C'est ce que montre le film.

Ainsi, si on est loin de l'univers onirique habituel de Lynch, on reste malgré tout dans un domaine proche de l'inconscient, dans une sorte d'entre-deux mondes entre le rêve (sous une forme cauchemardesque, le cauchemar permanent que vit Merrick) et une réalité sordide, mais qu'on cache en permanence. Un terrain de jeux en somme pour le réalisateur qui a le plus fait de films en lien avec le monde oppressant, absurde et profondément esthétique des rêves. The Elephant Man n'est pas une concession de Lynch qui va à l'encontre de son univers, c'est plutôt une intéressante introduction à son oeuvre, qu'on l'aime où qu'on la déteste.

 

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Published by François Massarelli - dans David Lynch Criterion