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22 juillet 2016 5 22 /07 /juillet /2016 09:31
Play Misty for Me (Clint Eastwood, 1971)

Ce n'est finalement que le premier film de Clint Eastwood, mais tout est déjà en place: une plongée dans un genre spécifique avec ses propres codes, une certaine façon de se mettre en scène en un personnage très proche de lui-même, une tendance grinçante au masochisme rigolard, une envie de se laisser influencer par le cinéma contemporain, une vision marquée du suspense qui reviendra sans cesse, et un goût pour le baroque sans équivoque... Un film noir, ou néo-noir comme on dit parfois, qui n'est certes pas exempt de défauts, mais ils font définitivement partie du paysage, et on appelle ça le style, tout bêtement...

Dave Garver (Clint Eastwood) est un DJ, un animateur de radio qui habite Carmel. IL a ses fans, mais ce n'est pas forcément une vedette: pour commencer, il anime la nuit sur KRML, une émission durant laquelle il passe du jazz soft, de la soul et du rhythm and blues léger, pour les amants, dit-il dans on accroche initiale. Il a ses fans pourtant, notamment une fille qui appelle souvent, toujours pour demander à Dave de passer Misty, de Erroll Garner dans son show. Dave, qui a une histoire compliquée avec sa petite amie Tobie (Donna Mills), reste un séducteur, et il rencontre une jeune femme, Evelyn (Jessica Walter) avec laquelle il passe la nuit. C'est sa fan numéro un, celle qui aime tant Misty. Et malgré tous es efforts pour lui faire comprendre que leur aventure n'était qu'une passade, Evelyn a décidé que Dave lui appartenait, et son tempérament excessif va vite se déchaîner...

Je me permets une digression: à propos de "fan numéro un", il y a des analogies intéressantes ici, avec le roman de Stephen King Misery, qui emprunte d'ailleurs cette expression "number one fan". celle-ci est désormais passée dans la culture populaire, mais c'est probablement du au film homonyme de Rob Reiner adapté de King. Et justement, celui-ci cite un plan spectaculaire de Play Misty for me, celui de Jessica Walter, le regard illuminé, tenant en plaine nuit un couteau dans la main, et vue en contre-plongée...

Dave Garver habite Carmel, vit seul, tout en ne se privant jamais de compagnie féminine, parle peu, et a des goûts très arrêtés sur le jazz, la musique, et éventuellement la façon dont les autorités s'occupent des malades qui passent au crime. C'est Clint Eastwood sur bien des points, bien sur, tout en n'étant pas lui... Le metteur en scène prend déjà l'habitude de se projeter dans ses films, juste ce qu'il faut, et le profil de Garver, l'homme qui vit reclus dans un bric-à-brac à Carmel, correspond assez bien à une caricature de Clint, tout comme le personnage de William Holden, bien qu'ayant quinze années de plus, dans Breezy. Clint Eastwood, que tant de mal-comprenants imaginent quasi fasciste en ces années Nixoniennes, est en fait un observateur mûr et adulte, clairvoyant, de cette époque libertaire, d'amour libre et d'ouverture culturelle qui débouche parfois sur le n'importe quoi. Le film se fait par moments l'écho ironique d'une époque, comme si Eastwood savait -il le sait sans doute- que cette phase post-hippie ne durera qu'un temps... Tobie, de son côté, plus jeune que Dave a l'air aussi naïve que le seront la plupart du temps les personnages de jeunes qui accompagneront les héros Eastwoodiens.

Play Misty for me est un film qui ressemble furieusement à une oeuvre de 1971, avec son style de narration pas pressée, ses pleins et ses déliés, et cette tendance à arrêter l'action pour un peu de contemplation: des images volées au festival de jazz de Monterey à l'été 1971 (Le film est sorti en novembre), avec rien moins que l'ensemble de Cannonball Adderley et de son frère Nat saisis en pleine action, et une séquence d'amour esthétique dans les bois qui dépasse un brin les limites du ridicule (Nudité composée, ralenti, et chanson de Roberta Flack)... Mais je suppose que ça fait partie des charmes particuliers du film, et ça sert aussi à montrer de quelle façon le personnage de Dave se vautre un peu dans une certaine confusion sur son âge. Après tout, ce film est aussi le portrait d'un homme qui est arrivé au bout de sa jeunesse, et qui paie le prix de sa supposée indépendance, et d'une longue période de papillonnage. Il affirme à Tobie vouloir se ranger à ses côtés, mais ça a un prix. Et comme souvent, Clint le metteur en scène semble s'amuser comme un fou à mettre Clint l'acteur dans les ennuis jusque au cou, une tendance qui ne va pas disparaître dans les films ultérieurs... Clint le libertarien laisse son personnage se mettre dans les ennuis, mais Eastwood le conservateur se tient à l'écart, en levant ostensiblement les yeux au ciel!

Et puis le film possède sa progression, la lente mais nécessaire exposition, le développement, la façon dont Evelyn (Jessica Walter est formidable en folle furieuse, bien sur) va d'une étape à l'autre révéler sa folie destructrice, et la façon dont Clint Eastwood va utiliser le suspense en lâchant tout, et en plongeant dans le baroque, comme son mentor Don Siegel dans le film très contemporain (Puisque sorti un mois et demi plus tard) Dirty Harry. Les deux films sont liés, et ce n'est sans doute pas un hasard si au hasard d'un plan dans ce dernier film, le personnage d'Harry Callahan se trouve dans une rue où il y a un cinéma, qui passe justement Play Misty for me... Les deux films, d'ailleurs, commencent et finissent avec exactement le même type de mouvement de caméra: dans l'ouverture, elle descend vers les côtes de la Californie du Nord (Les hauteurs de Carmel dans l'un, le port de San Francisco dans l'autre) et dans la fin, la caméra s'éloigne en prenant de la hauteur. Une façon de signer son propre film et le film de son copain, ou un clin d'oeil... Ou une vision morale aussi, dont les deux films sont empreints sans nul doute et qui ne quittera jamais le cinéma de Clint Eastwood. Vous voyez? Tout est déjà là...

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Published by François Massarelli - dans Clint Eastwood Noir