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11 janvier 2025 6 11 /01 /janvier /2025 16:16

S'il est un thème omniprésent dans l'oeuvre d'Hitchcock, c'est bien celui du faux coupable. Ca commence avec The lodger en 1926, et ça n'attendra pas qu'Hitchcock revienne au thriller pour continuer: dès 1927 et Downhill, cette vision obsessionnelle de la fausse culpabilité d'un protagoniste revient dans un grand nombre de films. Murder, The 39 steps, Young and innocent en particulier proposent dans le cadre du film policier et d'aventures une vision de cette thématique.

Les films Américains du metteur en scène vont ajouter de façon sophistiquée des intrigues basées sur la non-culpabilité d'un suspect, à travers l'élégance trompeuse du film noir flamboyant Suspicion, du petit film d'aventures et d'espionnage Saboteur, ou de l'étude grinçante de moeurs I confess, tout en continuant à fournir des policiers plus classiques sur le même thème (Dial M for murder), en continuant à faire des variations sur le cas de figure (Stage Fright), et en raffinant son art jusqu'à d'impressionnants chefs d'oeuvre (Strangers on a train). Les années 50 sont la période la plus heureuse de la carrière du metteur en scène, qui a créé son propre univers, et est désormais à l'aise pour utiliser son nom et sa réputation, et confectionne amoureusement des films d'une rare classe (To catch a thief, et son faux coupable une fois de plus) dans le cadre rassurant de la Paramount. Mais Hitchcock ne s'arrête jamais, et ce thème qui le turlupine, il y revient (Et y reviendra, dans North by northwest en 1959 et dans Frenzy en 1972) avec un film en apparence totalement à part, qui s'intitule justement The wrong man.

Le titre (Traduit pour une fois fort judicieusement Le faux coupable) nous indique ce qu'on n'a pas besoin de nous dire trop longtemps à la vue du film, à savoir que le personnage de Manny Balestrero, l'infortuné contrebassiste accusé à tort de plusieurs attaques à main armée, et autres cambriolages, est parfaitement innocent. Mais il est surtout malchanceux: venu chez un agent d'assurances pour emprunter sur la police de son épouse, il est reconnu par plusieurs employées comme étant l'homme qui a commis une attaque sur le bureau, et les boutiquiers amenés à témoigner vont aussi le reconnaître, pour la plupart. N'étant pas un professionnel de l'alibi, Manny ne parviendra pas à se disculper, et sa famille va devoir subir l'humiliation de la justice dans toute sa splendeur.

Hitchcock nous a prévenus au début, il fait une sorte d'apparition bien différente de ses "cameos" habituels: vu depuis le plafond d'un studio, une simple silhouette qui se dégage au milieu d'un plateau. Dans son univers en quelque sorte... Il insiste sur le réalisme de l'histoire qu'il va nous conter. Apparemment similaire à ses présentations télévisée, mais très éloignée en fait, cette introduction est un peu trompeuse: les faits rien que les faits, nous promet-il... Mais le metteur en scène est aussi un vieux renard qui sait communiquer. Le film aura l'apparence du "docudrama", mais c'est un film superbement mis en scène dans lequel la touche Hitchcockienne se fait certes discrète... Mais elle est là. Tout comme sont là les fidèles, le producteur Herbert Coleman, le chef-opérateur Robert Burks, et bien sur Bernard Herrmann, compositeur attitré, dont le rôle dans ce film austère est pourtant réduit à la portion congrue. Mais à part Vera Miles, qui reviendra dans Psycho, on n'est pas confronté ici à un casting "hitchcockien". En lieu et place de, disons, Cary Grant ou James Stewart, on a Henry Fonda.

Manny Balestrero est un personnage formidable, par sa gaucherie, son inadaptation à sa situation délirante dans laquelle il est fourré totalement malgré lui. Italien d'origine, il est catholique, et c'est un des fils rouges de ce film, dans lequel en proie au doute on le voit se tourner vers la religion au moins de deux façons: en contemplant un petit tableau de Jésus dans sa chambre, et en priant silencieusement durant son procès, égrenant son chapelet. J'y reviendrai. Mais le personnage est aussi un brave homme, timide et effacé, et totalement conforme à la vision de l'homme de la rue par Hitchcock, qui dès les années 20 et 30 aimait à peupler ses films de petites gens, comme dans Sabotage, dans Blackmail, dans l'ouverture de The 39 steps, et on peut bien sûr continuer avec des films comme Shadow of a doubt. Notre contrebassiste un peu austère fait partie de cette catégorie, et sans nul doute c'est un homme sans histoire: il a trouvé un travail qui lui plaît, il a une épouse aimante, deux enfants, ils ont quelques difficultés, mais ce n'est pas bien grave. Fidèle à sa manière, Hitchcock caractérise Fonda en quelques plans: il joue de la contrebasse dans un orchestre de danse au Stork Club, finit son set, et silencieusement sort, prend les transports en commun: les pages du journal qu'il feuillette nous renseignent sur son cas: il consulte les résultats des courses, et tombe sur une publicité qui détaille des prix exorbitants. Une conversation avec son épouse nous éclaire un peu plus: elle souhaite se faire extraire les dents de sagesse, mais recule devant le prix de l'opération. Voilà qui motive en effet l'emprunt sur l'assurance. Le problème de Manny, c'est que ça motive aussi les crimes qui lui sont imputés.

Fonda, c'est le petit homme par excellence, celui qui ne sortira de sa réserve que si c'est nécessaire, trop grand pour le monde, un peu comme James Stewart, mais plus enclin à rentrer dans le rang pour ne pas se faire voir... C'est aussi un acteur plus doué que Stewart pour l'ambiguïté: il y a toujours, derrière le Stewart "sombre", des motifs nobles, mais le Fonda de The Ox-Bow incident est un alcoolique bagarreur sans raison apparente, et dans The Grapes of Wrath, Tom Joad a tué un homme. Les personnages de Advise and consent (Un politicien soupçonné de trahison), de There was a crooked man (Un homme de loi qui se laisse corrompre de façon très inattendue), et bien sûr de Once upon a time in the west iront plus loin encore dans cette part d'ombre. Donc Hitchcock joue un peu, au début, avec cette possibilité, ou du moins si nous n'avons que peu de doute quant à son innocence, il apparaît plausible que ce grand gaillard qui ne sait pas où se mettre, soit après tout coupable. Vera Miles de son côté joue le rôle de l'épouse qui craque, plongeant dans l'hystérie puis le mutisme, d'une façon très convaincante. Elle n'en fait justement jamais trop, au contraire. Et Hitchcock la fait aussi jouer sur son apparence, en la faisant se maquiller de moins en moins, alors que le personnage plonge lentement mais sûrement dans la folie. Elle est l'ingrédient dramatique, un autre fil rouge, le plus important sans doute: lorsqu'elle perd le nord, Manny perd son soutien principal. Elle offre une image navrante, confirmant l'enfer dans lequel Balestrero est conduit... Et lorsque Manny est confronté au vrai coupable, la seule chose qu'il puisse lui dire est "Vous savez ce que vous avez fait à mon épouse?". L'autre ne dira rien. Que voulez-vous qu'il dise?

Je parlais de la mise en scène de ce film, comme bien autre chose que ce prétexte de réalisme avancé par Hitchcock lui-même. Bien sûr, Hitchcock ne peut pas faire autrement, il a la maîtrise absolue du cadre, sait parfaitement ce qu'il veut, et s'il n'hésite pas à forcer en effet sur le contexte hyper-réaliste, à mille lieues du glamour, sa mise en scène s'affiche comme d'habitude formidable: son jeu sur le point de vue par exemple, la façon dont dans une scène Manny entre, et nous avons désormais le point de vue d'une employée qui le voit à travers les barreaux de son guichet (Ce qui nous annonce ce qui va lui arriver), et la main dans sa poche, comme une inquiétante menace. Le point de vue sur l'affaire sera toujours celui des autres, les policiers (Qui font leur travail sans aucune flamme, ni aucune énergie phénoménale. De bons fonctionnaires sans histoire en réalité!), les témoins... Lorsque, au cours du procès, on a le point de vue de Manny Balestrero, c'est essentiellement pour nous indiquer, en caméra subjective, qu'il ne comprend rien à ce qui se passe, et qu'il est presque absent de ce procès qui semble même ne pas le concerner. Ce principe de caméra subjective est aussi présent lors de l'arrestation proprement dite, qui est privée de tout drame, et de tout dialogue, et qui est un tour de force. Le propos d'Hitchcock est bien sur de nous donner le pire rôle, celui d'être dans la peau du pauvre type sur lequel l'injustice s'abat et qui n'a après tout aucun argument à opposer...

Car Hitchcock avait semble-t-il une raison d'être obsédé par cette vision de la culpabilité comme un phénomène du hasard, prêt à s'abattre sur n'importe lequel d'entre nous. Il l'a souvent expliqué comme venant d'une anecdote célèbre: son père avait arrangé avec des copains policiers d'enfermer son fils pendant cinq minutes pour le punir, provoquant chez lui une trouille farouche et persistante à la fois de la police, et de l'erreur judiciaire. Que cette anecdote soit vraie ou fausse, il est sûr qu'Hitchcock avait vis-à-vis de la police une peur claire et nette, et que sa vision de l'erreur judiciaire était qu'elle était à la portée de n'importe qui! Mais Hitchcock, Catholique, savait que l'homme est par essence assimilé au crime, coupable par association parce qu'il fait partie de l'humanité. Une scène formidable, la plus notable sans doute du film, voit Fonda se tourner vers le fameux tableau de Jésus dans sa chambre, là même où un soir il a retrouvé son épouse prostrée, passée de l'autre côté de la folie: il est en gros plan, et il prie. En surimpression, une rue de la ville, la nuit. Un homme s'approche. D'abord en silhouette, puis on le voit de mieux en mieux, il porte les mêmes vêtements que ceux généralement portés par Fonda, et son visage vient se placer dans les contours de ceux de la star. C'est le bandit, le vrai. Il ne lui ressemble pas tant que ça, mais la confusion est possible. Réponse à sa prière, ou simple rappel du cinéaste pour dire qu'un homme et un autre homme, finalement, c'est la même chose? Tous coupables?

On est loin de Kafka, grâce justement à Hitchcock qui sait ne pas s'aventurer trop loin dans l'onirisme (Il le prouvera bientôt dans les deux films fantastiques qui sont parmi les plus réalistes de son oeuvre!), mais Hitchcock, avec ce film singulier, et dégagé de l'influence trop lisse des studios (C'est une production indépendante, distribuée par la Warner), me semble avoir une fois pour toutes établi son thème majeur, et le fait avec une classe incroyable, dans une démonstration qui réussit à ne jamais être austère. Il le fait aussi en redéfinissant son art et sa manière, et ce film tranchant et noir comme l'encre aura, qu'on le veuille ou non, des conséquences. qu'il l'ait fait en réagissant à une nouvelle donne du cinéma mondial (Le film ressemble souvent à une oeuvre européenne dans son réalisme froid) est une évidence, mais une fois de plus il sera à son tour le plus influent: Scorsese s'inspirera de cette vision sans concessions de New York (Taxi Driver), Friedkin y puisera la source de son style développé dans ses films French Connection et The exorcist (!!!).

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Published by François Massarelli - dans Alfred Hitchcock Noir