Un sicario, ou "sicaire" en Français, est un tueur à gages. Le terme, à en croire le film, serait utilisé pour désigner des hommes et des femmes qui tuent pour le compte d'organisations liées au trafic de drogue, mais au niveau international. Le mot était à l'origine utilisé pour désigner des tueurs de l'époque antique, qui pratiquaient une certaine forme de terrorisme sur ceux dont ils estimaient qu'ils manquaient de piété. L'énigme posée par le titre sera bien sûr expliquée, mais elle n'est pas la seule interrogation du film: chez Denis Villeneuve, la déstabilisation est une marque de fabrique, le malaise qui en découle aussi. Pour preuve, l'introduction fulgurante de Polytechnique, le meurtre inattendu qui ouvre Incendies, ou bien sur l'étrange séquence érotique d'introduction de Enemy... Dans Sicario, tout commence par la vision d'un quartier d'une ville d'Arizona, en plein jour, autour duquel se déploie une unité d'intervention du FBI. Ils investissent une maison, nettoient tout, et font une découverte hallucinante: dans les murs de la maison, il y a des cadavres, exécutés et conservés en l'état. Pour couronner le tout, une explosion quelques minutes plus tard emporte la vie de deux agents.
Kate Macer (Emily Blunt), qui fait partie justement de cette équipe d'intervention, est révoltée par ce qu'elle a vu, et déterminée à se mettre en quête des responsables du massacre. Son supérieur la recommande à une équipe de choc, menée par Matt (Josh Brolin), un dur à cuire de la CIA... en tongs. Sitôt la mission commencée, Kate se rend compte qu'elle est dans une situation délicate: le protocole n'existe plus, les missions deviennent floues, l'équipe s'attache les besoins de barbouzes des plus pittoresques (Dont des Texans avec des Stetsons, qui ressemblent plus à des rednecks dans une partie de chasse entre deux barbecues). Partie pour une intervention à El Paso, elle passe en réalité la frontière et se retrouve dans la dangereuse ville de Juarez, haut lieu du trafic de drogue et du gangstérisme. Et puis il y a l'énigmatique Alejandro (Benicio Del Toro): silencieux, constamment endormi, qui est-il, et que est son rôle? Beaucoup de personnes le connaissent, et font même allusion à un passé douloureux, ce qui ne nous donne pas beaucoup plus d'informations. Mais Matt lui fait manifestement confiance... Ce qui n'empêche pas Kate, laissée systématiquement dans le flou par ce dernier, de se poser beaucoup de questions.
Le malaise n'attendra pas: épousant le point de vue de Kate qui avance à vue de nez dans un bourbier moral, nous nous rendons vers des lieux dont on n'imagine pas l'horreur (Le maire de Juarez a particulièrement peu apprécié le film, qui s'inspire d'un événement de 2010, lorsque les cartels avaient procédé à la punition publique de certains hommes, dont les corps pendus et mutilés avaient été retrouvés au petit matin au vu et au su de tout le monde). Tout et tous deviennent louches, et comme le dit un personnage à Kate, "je vous déconseille de rester sur votre balcon pendant un certain temps"... Le danger est partout.
La mise en scène, elle, est comme on dit efficace, Villeneuve ayant fait ses preuves, mais distille l'angoisse par un mélange constant de timing, de précision, de lenteur et quelques soudaines embardées: toujours sous contrôle, et pour être franc, il y en a assez peu. Mais il utilise aussi le signe cinématographique, comme il l'avait fait dans Incendies en plaçant quelques éléments et indices qui prenaient du sens au fur et à mesure. Et bien sur, comme tant de thrillers avant Sicario, celui-ci se situe sur le terrain de la morale avant tout, en amenant un personnage, celui de Kate déterminée à punir les responsables d'un massacre, à interroger le bien-fondé des actions auxquelles elle participe, mais aussi à se retrouver entre un ange gardien et une menace.
Le problème pour elle étant que chez Denis Villeneuve, on le rappelle, il n'est pas rare que 1 + 1 soit égal à 1. Et comme elle finit à un moment par être elle-même égale à zéro (le point de vue change brusquement, et Kate nous échappe...), le spectateur est bousculé dans ses derniers retranchements. De plus, des séquences en apparence totalement étrangères à la situation nous présentent, dès le premier tiers, la petite vie tranquille de la famille d'un policier Mexicain, Silvio. Son épouse, son fils qui aime tant le football, ses siestes... Quand il rejoint l'intrigue principale, ça fait mal, très mal, et ça nous rappelle volontiers Traffic, de Soderbergh.
Voilà, ce film qui doit aussi beaucoup à l'univers de David Fincher dans son déroulement (Il y a un parallèle entre le Brad Pitt de Seven et Kate Macer, deux novices confrontés à un système dont ils ignorent tout, au service d'une cause qui les mobilise tout entiers), finit par installer son metteur en scène à un niveau d'excellence proche de son modèle.