On n'a pas conservé beaucoup des premiers films de Germaine Dulac... Par exemple, il ne restait jusqu'à 2020 plus que deux séquences à peu près cohérentes de ce film, premier script de Louis Delluc. C'était une grande perte si j'en crois Henri Langlois, grand admirateur du film et qui lui l'avait vu en entier. Aujourd'hui, depuis la découverte d'une copies fragmentaire, on en possède le tiers, et la Cinémathèque Française a pu enfin en donner à voir une continuité, sur 26 minutes, qui restituent l'argument principal ainsi que son style si particulier.
Eve Francis y interprète une femme, Soledad. Elle est danseuse, et s'est plus ou moins retirée, et deux hommes, deux propriétaires terriens (Gaston Modot et Jean Toulout) sont très amis mais l'un comme l'autre sont aussi fous amoureux de la mystérieuse danseuse. Pendant qu'ils s'entretuent dans un geste aussi chevaleresque qu'absurde, elle se laisse séduire par un jeune homme qu'elle a subjugué...
Le film est d'une impressionnante amertume, incarnée en particulier par la lassitude d'Eve Francis qui se retrouve en chaînon manquant entre Asta Nielsen (la danse chaloupée, qui renvoie à L'abîme d'Urban Gad) et d'un coté les divas Italiennes, les Francesca Bertini et Pina Menichelli, et de l'autre les futures stars Greta Garbo ou Marlene Dietrich... La quête romantique ultime ("Puisque nous sommes amis et que nous l'aimons tous deux, massacrons-nous mutuellement") est raillée par une fin d'une méchanceté particulièrement notable. Le scénario de Louis dellux, servi par la réalisation de Germaine Dulac, joue une partition forte et provocante. Le voir ainsi enfin un tant soit peu représenté de façon plus continue, dans un cadre impeccable (ces plans nocturnes du duel), est essentiel...
Le film a l'air de bénéficier de plans "volés" lors de véritables célébrations populaires, et semble anticiper toute la vague dite "impressionniste" du cinéma Français: Delluc bien sur, mais aussi Epstein. Dans le fragment auparavant disponible, ces éléments prenaient toute la place, ce n'est heureusement plus le cas... Et on est devant un foisonnement à des années-lumières de la rigueur sage de La cigarette, l'autre film conservé réalisé par Mme Dulac en 1919. On comprend que ce fut un classique. Il ne nous est pas restitué, mais on peut commencer à en deviner les contours...