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  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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29 octobre 2017 7 29 /10 /octobre /2017 15:00

Réalisé en 1983, ce très court métrage (moins de cinq minutes) est « inspiré de la bande dessinée de Marc Caro, Pas de linceul pour Billy Brakko » selon le générique. Mais pour le reste, il est stipulé que le scénario, le montage et la réalisation sont de Jean-Pierre Jeunet. L'image est du complice Delbonnel, et Caro reste dans les parages, pour incarner le « héros » Billy Brakko... Ce dernier est une pure créature de fiction, qui existe à peine même dans ce film. C'est là qu'il me faut sans doute citer un collaborateur essentiel du court métrage, le grand Jean Bouise qui récite durant l'intégralité du film un texte que voici, (presque) in extenso :

Ca commence un soir d'hiver... Il achète le journal; qu'est-ce qu'il voit? Le célèbre Billy Brakko est mort ! Tu parles d'un choc : Billy Brakko, c'est lui. « C'est reparti », il pense. Encore fuir, toujours fuir... Le train ! L'avion ! Le bateau ! Ca fait deux ans que Billy Brakko fuit ; en fait, depuis qu'il a rencontré Julie... C'était suite à l'affaire Ripley, une sale affaire... Pour Brakko : trois ans fermes. Mais Julie l'avait attendu, il en était amoureux fou. Il lui disait « Julie, cet air printanier me donne envie de chanter ! », il aurait fait n'importe quoi pour elle, il aurait même essayé de lui expliquer la fin de 2001 si elle le lui avait demandé...

Seulement voilà, Julie était une espionne de l'Est. Et à l'Est, on avait besoin d'hommes comme Billy Brakko ! Malgré son amour, il lui dit « Julie, je ne peux trahir mon pays. Je dois partir. » Et il arrive à Berlin, ou à Zagreb, ou à Vienne, ou à Paris, tout simplement, et c'est là qu'il apprend sa mort par le journal. L'incinération doit avoir lieu le lendemain matin. Une nuit d'attente... Il va au cinéma. On y joue Eraserhead. Il est content, c'est un vrai film de cinéaste, de metteur en scène d'images, et pas seulement d'acteurs. Après il marche dans les rues toute la nuit. Car Billy Brakko ne dort jamais. « Je hais ces petites tranches de mort », dit-il. C'est une belle phrase, non ? ...tu parles, il l'a piquée dans un film avec James Mason.

Huit heures du matin. Dès l'ouverture, Brakko pénètre dans le moratorium. « Trop tard, opération terminée » lui dit le nécro-technicien. De Brakko il ne reste qu'un tas de cendres... Là, franchement, ce qu'il aimerait, c'est se réfugier dans son encrier, comme Koko le clown... Il retrouverait Betty Boop, elle lui chanterait « Poop-e-doop-e-doop-e-doop, poo-poo-pe-doo ». Seulement voilà, on n'est pas dans un cartoon. On est dans un vrai film.

Là-dessus, ça se précipite. Un inconnu aborde Brakko : « Rendez-vous à dix heures, en banlieue ! » Il arrive, son contact est bien là, le seul problème, c'est les trois balles qu'il a dans la tête . Brakko comprend, cette fois, ils l'ont retrouvé ! Il prend l'avion, Hambourg : trop tard ! Ils l'attendent ! Retour à (???????) : dans la rue, des pas derrière lui ; « Vite, vite, montez, les voilà ! »... Les deux tueurs l'emmènent dans un endroit sordide et désert. Curieusement, la dernière chose que Billy Brakko voit, c'est l'image d'un but marqué par un avant Brésilien...

Là dessus il meurt, et c'est fini.

Ou alors, si vous préférez, E.T. guérit de son doigt magique Billy Brakko, et la commission, présidée par Donald Duck, composée de Félix le Chat, Bimbo, Rapetou et Pettit Loup Gris, décide d'accorder exceptionnellement une dérogation à Brakko pour vivre au pays des cartoons... Là où les héros ne meurent jamais...

C'est la seule trame du film, dont la narration est en fait confiée à l'espace où co-existent les images, sans relation apparente entre elles, et le fil narratif contenu dans cet étrange monologue mené avec le ton parfaitement idéal de la belle voix de l'acteur. Parfois, ces images sont « jouées » par l'un ou l'autre des acteurs crédités, parmi lesquels Jeunet et caro bien sûr, mais aussi André Igual ou Bruno Delbonnel. Et parfois les images sont du pur recyclage, en relation avec le commentaire (Les anecdotes autour de 2001 de Kubrick, ou Eraserhead de Lynch), en cousinage plus ou moins proche (Quand on parle de l'Est, les images de propagande des années 30 défilent sur l'écran), et parfois assez éloignées (La mention de l'amour de Brakko par exemple est accompagnée d'un extrait d'un film de Tex Avery avec un loup qui devient fou). Il souligne doublement l'importance du montage en citant Eisenstein: quand Bouise dit "Cette fois, ils l'ont retrouvé", quelques images des jambes des soldats dans la fameuse séquence de l'escalier du Cuirassé Potemkine défilent à l'écran... Quelques fois on a le sentiment que les images illustrent le texte. Mais souvent, c'est clairement le contraire : ainsi, la phrase « Julie, cet air printanier me donne envie de chanter » est-elle directement visible à l'écran, dans une case extraite d'une bande dessinée animalière des années 30. C'est l'une des raisons qui nous font voir Billy Brakko comme un pur collage arbitraire et surréaliste...

...Tout en étant d'une rigueur exemplaire. Et en prime c'est drôle ! Mais surtout, en dépit de la référence à Marc Caro, l'âme damnée du metteur en scène, le collaborateur à l'univers noir et froid, ce film est un exemple, 6 années avant son film Foutaises, de l'art du montage selon Jean-Pierre Jeunet, qui s'amuse dans la juxtaposition d'un scénario de film noir poussé jusqu'à l'absurde d'un côté, et l'accumulation d'images récupérées un peu partout mais souvent dans la culture populaire (Football, Tintin au pays des soviets, les publications Walt Disney), et dans des domaines qui sont chers à Jeunet (Les films Fleischer, cités à travers les personnages de Koko, Bimbo et Betty Boop-également présente dans la bande sonore, ce n'est pas Bouise qui chantonne « Poop-e-doop-e-doop-e-doop, poo-poo-pe-doo », désolé si cela vous déçoit). Et comment ne pas penser à Amélie Poulain et ses délires éveillés, ou les dingues de la récupération tous azimuts de Micmacs à tire-larigot? Pas de repos pour Billy Brakko n'est pas qu'un irrésistible court métrage qui se regarde comme un rien, c'est aussi un film-matrice, élément-clé de l'univers d'un cinéaste qui a élevé la récupération au rang des beaux-arts, et qui reste un des cinéastes qui a le mieux compris ce qu'était le montage.

 

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Published by François Massarelli - dans Jean-Pierre Jeunet