Après les cartons successifs de On the town, An American in Paris et Singin' in the rain, le premier et le troisième étant co-réalisés par Kelly et Stanley Donen, il était inévitable que Gene Kelly tente une aventure complètement solo. C'est ce qu'est cet étrange film, unique en son genre dans l'histoire de l'unité d'Arthur Freed. Mais le moins qu'on puisse dire c'est que ce film était voué à l'échec commercial... Il est formidable d'ailleurs qu'il ait pu être réalisé...
Le projet prend sa source d'une part dans l'esprit bouillonnant de Kelly, qui a trop d'idées à la minute pour ne pas avoir envie de les exploiter, et dans la volonté d'étendre le musical au-delà des frontières communément admises depuis les années 30 et 40. Donc, après avoir, le plus souvent à la MGM, créé des ballets de plus d'un quart d'heure qui s'intégraient de façon impressionnante dans des narratifs plus traditionnels, et réalisé prouesse technique après prouesse technique (Danser avec une souris de dessin animé, avec un fantôme de lui-même, ou encore transformer les rues, les vraies et celles de studio, en un terrain de jeu), Kelly avait révolutionné le musical de façon durable en créant pour le public une figure identifiable, un brave type comme eux. Le temps était venu de faire un film entièrement consacré à la danse...
Donc, en trois ballets cinématographiques, Invitation to the dance se débarrasse des oripeaux conventionnels de la comédie musicale, en supprimant l'intrigue et les dialogues. Et Kelly s'est entouré d'un nombre impressionnants de talents Européens notamment, pour danser avec lui: Tamara Toumanova, qu'on reverra aussi bien dans Torn Curtain d'Hitchcock, que dans The private life of Sherlock Holmes de Billy Wilder, ou encore Claude Bessy font des apparitions notables (Toumanova hors de son registre classique); le metteur en scène a vraiment voulu créer une version totalement cinématographique de la danse. Une fois de plus, les prouesses de ce film (Qui reprend l'idée d'utiliser le cartoon sur un des trois ballets) sont uniquement disponibles sur film, les ballets en sont impossibles à reproduire hors de l'espace filmique...
Ce n'est absolument pas une surprise, Invitation to the dance doit énormément au cinéma muet, dont il reprend l'expressivité. Le premier des trois ballets contient d'ailleurs des allusions à Chaplin et au Cirque; le titre en est Circus. Il s'y inspire aussi partiellement de la fameuse séquence de pantomime policière qui ouvre les enfants du Paradis pour faire bonne mesure. Le deuxième segment, Ring around the rosy, le plus "moderne", reprend l'idée de La ronde, en montrant au passage avec une grande ironie une vision surréaliste de la bonne société "avancée" de New York. La musique en est signée par André Prévin, très présent au piano. Enfin, Sinbad the sailor reprend le fétiche du danseur-comédien-metteur en scène-chorégraphe pour l'uniforme, en contant un Sinbad danseur, qui passe du pays des mille et une nuits, au pays des cartoons de Hanna et Barbera. C'était j'imagine prévu comme le clou du film... Mais je pense que le deuxième segment reste le meilleur moment du film. On peut noter que la partition de ce conte est inévitablement tirée de l'increvable Schéréhazade de Rimsky-Korsakov.
Pourquoi l'échec, alors? Les gens avaient besoin d'une histoire, d'une part. Et si Freed a soutenu Kelly, on ne peut pas en dire autant du studio, qui a tout fait pour étouffer le film: tourné en 1952, post-produit en 1953, prévu pour sortir en 1954, et sorti finalement en double programme en 1956, rare film Américain à sortir en 1: 33:1 au milieu des superproductions en Cinémascope qui envahissaient les écrans... Je ne suis pas surpris. Mais je le suis beaucoup plus qu'on ait fini par oublier un peu ce film, qui me semble résumer à sa façon, en 90 minutes bien remplies, l'art si particulier d'un des plus grands chorégraphes de tous les temps, qui n'oublie jamais d'être avant tout un cinéaste.