Ce merveilleux film est, après Rosita (1923), le deuxième film de Lubitsch aux Etats-Unis, et plus que tout autre, c'est la fondation même de son style des années à venir, de cette fameuse "Lubitsch touch" que l'on sort comme ça sans crier gare dès qu'on parle du talentueux réalisateur... Une fondation paradoxale, pour un metteur en scène qui est quand même à l'ouvrage depuis 1914, ce qui fait de lui un vétéran en ces jeunes années du cinéma. On le verra, il y a une continuité réelle entre le Lubitsch Allemand, et les comédies sophistiquées qui seront désormais sa marque de fabrique. Une continuité, oui, mais aussi une cassure...
Mizzi Stock (Marie Prevost) s'échappe de son foyer, où elle vit avec un professeur de mari (Adolphe Menjou) qui se désole de la voir le négliger. C'est qu'elle souhaite ardemment un peu de romance, alors quand elle se trouve partager un taxi, par erreur, avec le docteur Franz Braun (Monte Blue), spécialiste des maladies nerveuses (parmi lesquelles en ce début de siècle le corps médical compte l'hystérie, qui fait d'ailleurs l'objet de beaucoup d'attention. C'est un détail qui pourrait s'avérer significatif), elle jette son dévolu sur lui.
Sauf que ça n'arrange pas les affaires de Franz Braun: il est d'autant plus gêné que la belle n'est pas vilaine! Mais voilà, Franz est amoureux, et Madame Braun (Florence Vidor) le lui rend bien. Le comique, c'est que Mizzi, lors de cette fatale rencontre en taxi, se rend chez sa meilleure amie... Charlotte Braun. Celle-ci, qui vivait un mariage jusqu'alors sans ombre ni tache, va par la seule grâce de la visite de sa meilleure amie voir le spectre du doute s'installer, ce qui débouchera sur une situation des plus absurdes: se méfiant de toutes les femmes et de toutes les occasions qui pourraient s'offrir à son mari, Charlotte va confier certaines responsabilités à Mizzi, mettant sans le savoir Franz au coeur de toutes les tentations...
Deux autres intrigues sous-tendent cette adaptation brillante par Paul Bern de la pièce Rien qu'un rêve de Lothar Schmidt: d'un côté, le fit que le professeur Stock ait engagé un détective (Harry Myers) pour coincer son épouse et se fendre d'un triomphal divorce; de l'autre, le collaborateur de toujours de Franz, Gustav (Creighton Hale), est amoureux de la belle Charlotte, et l mini-crise traversée par le couple va lui donner des occasions de tenter sa chance, mais... ce sera généralement lamentable.
The marriage circle est à l'intersection de trois influences: la comédie sophistiquée de Cecil B. DeMille (ce dernier étant parti vers de nouvelles directions en 1924) a sans doute eu un effet significatif; mais l'élégance d'un cinéma d'auteur, moins porté sur la comédie, et qui se retrouve aussi bien derrière les fabuleux films de Lois Weber (The blot) que dans les oeuvres de Chaplin (A woman of Paris, bien sûr) seront déterminants aussi. Enfin, il ne faut pas négliger ce que Lubitsch a développé en Allemagne, de comédies farfelues (Die Puppe) en contes grinçants (Ich möchte kein Mann sein): ce sens du détail, du timing, et le savoir-faire inné en matière de dosage... Et le film est notable aussi par son exceptionnelle interprétation: même si l'image cliché souvent véhiculée sur le film muet comme étant forcément mal joué, est la plupart du temps une impression partagée par ceux qui n'en voient jamais, on a rarement atteint une telle sobriété, une telle justesse même dans le jeu d'acteurs aux Etats-Unis...
Et il y a ces fameux non-dits, et l'art et la manière de contourner les interdictions et les codes moraux. Ces regards, ces gestes; cette scène fabuleuse d'un soudain élan de tendresse entre Monte Blue et Florence Vidor, un câlin qui nous est montré uniquement par un gros plan des deux tasses de café qu'ils consomment au petit déjeuner. Derrière les dites tasses, on voit l'esquisse de gestes, jusqu'à ce que la main ferme de Monte Blue ne pousse purement et simplement les tasses qui semblent-ils, gênent! Le rôle joué comme d'habitude chez Lubitsch par les portes, ascenseurs, lettres, et gens de maison, est déjà bien en place, et si la scène (reprise dans le remake One hour with you, de 1932) du placement des convives d'un repas est justement célébrée, j'aime énormément la dose de développements possibles du film: par exemple, avez-vous remarqué qu'avant de quitter un lieu, Adolphe Menjou a un regard particulièrement gourmand pour la bonne? Donc si l'homme est partagé entre l vengeance de l'homme blessé et le cynisme du bonhomme qui voir arriver l'opportunité facile d'un divorce avantageux, il n'en a pas moins des parts d'ombre...
Et le monde peint par Lubitsch, un monde d'élégance et de sophistication, est quand même sous-tendu par de bien noires idées, et autres immoralités bien ancrées. Quant aux dames, oisives en cette période, elles portent en elles une part d'ombre elles aussi, notamment Mizzi. Si ses tentatives répétées d'obtenir du bon docteur Braun un intérêt qui ne soit pas que professionnel sont notables par leur nombre, il n'en reste pas moins que son obsession pour lui relève de la médecine, ni plus ni moins!
Pour finir, j'en reviens à la filiation entre DeMille et Lubitsch: dans ses comédies de 1918-1920, l'Américain jouait avec les idées "risquées", pour finir par rétablir un équilibre moral acceptable. Ici, d'une part la lassitude des Stock déboucher sur un "changement de mari", pour faire une allusion aux titres des films de DeMille, et non sur un retour à la normale. Mais même chez les Braun, flanqué de l'éternelle cour lamentable de Gustav, on a le sentiment au moment où s'achève le film que l'avenir réserve des aventures bien troublantes, puisque rien n'a été réglé.