Le cinéma muet Australien est aujourd'hui peu connu et pour cause: comme partout, mais plus qu'aux Etats-Unis, par exemple, la vaste majorité des films a disparu au gré des ans, et contrairement au cinéma Européen et bien sûr au cinéma Américain de l'époque (dont pourtant seulement un peu moins de 30% aurait survécu selon les estimations les plus optimistes), il n'y a pas eu un élan mondial de préservation comme dans les années 30 en Europe, qui aurait permis d'enrayer le désastre... C'est bien sûr l'un des éléments essentiels qui font le prix de ce film, l'un des plus significatifs de la période, et probablement le plus important film de son auteur, le pionnier Raymond Longford. Celui-ci s'est lancé dans une production indépendante foncièrement nationale, en adaptant en compagnie de sa complice Lottie Lyell les poèmes de C. J. Dennis consacrés à un Australien aussi typique qu'il est possible de l'être...
Nous suivons les mésaventures de Bill (Arthur Tauchert), un brave gars né dans les quartiers pauvres de Sydney, vendeur de légumes au marché; il rencontre Doreen (Lottie Lyell), une jeune femme de son milieu, mais comme il faut, et leur histoire d'amour nous est contée sans fards, sans excès de sentimentalisme, mais aussi avec une énorme tendresse...
C'est assez dur de résumer ce film sans avoir l'air de faire dans la banalité, tant on a parfois l'impression qu'il ne se passe rien ou presque dans ce film de 7 bobines... Les obstacles au bonheur entre Doreen et Bill existent bien sûr, mais ils sont vite contournés ou affrontés: le tempérament excessif de Bill qui doit lutter contre sa propre nature; les tentations offertes par les copains qui ne sont pas vraiment des gens très sophistiqués; la présence occasionnelle d'un rival mieux habillés, aux manières plus tempérées... Même une belle-mère potentielle ne s'avérera pas être le dragon attendu pour Bill! Arthur Tauchert, un comédien d'un certain renom, a été choisi justement parce qu'il avait l'habitude de jouer un personnage dans la lignée de ce Bill, créé par le poète C. J. Dennis pour dresser un portrait tendre de l'Australien moyen dans sa simplicité et sa modestie... Et Lottie Lyell, par ailleurs scénariste (et, il se murmure, co-réalisatrice), incarne Doreen sans jamais forcer la dose dans un sens ou dans l'autre...
La mise en scène du film est travaillée, dosée en fonction de trois critères: d'une part, une grande partie du sens est véhiculée par des intertitres en vers, inspirés des poèmes originaux, et écrits en argot australien, qui tous sont à la première personne du singulier: c'est bien sûr du point de vue de Bill qu'il s'agit. Ensuite Longford, disposant ainsi de deux fils narratifs possibles (Images et intertitres), évite aussi bien l'illustration que la redondance, ce qui était une prouesse. Il utilise avec une certaine rigueur la grammaire cinématographique, jouant des gros plans avec parcimonie mais aussi une justesse jamais démentie. Enfin, il fait osciller son style entre un véritable naturalisme, et l'influence du slapstick de Mack Sennett, mais débarrassé de l'obligation de faire rire. Non que le film soit triste, bien au contraire! Ce ton constamment entre rire et gravité est d'une grande originalité, et bien sûr le fait que Lottie Lyell ressemble un peu à Mabel Normand, ajoute à notre trouble!
Mais par ces moyens, Longford, qui a tourné dans les vraies rues et quartiers de Sydney, qui a imposé un maquillage minimal à ses acteurs, et qui anticipe Stroheim et son style de Greed (qui lui aussi reposait souvent sur une transposition du cinéma burlesque, on s'en rappelle), ce qui je vous l'assure est un compliment de taille. Je n'ai pas la moindre idée du fait que Stroheim ait vu ou non ce film, mais je ne serais pas étonné qu'il en ait tiré une part de son inspiration... Et en dépit de la présence envahissante de la poésie de Dennis, en dépit de la difficulté sémantique face à l'argot Australien qui prévaut dans des intertitres très nombreux, ce film rescapé est une très belle redécouverte...