« Ca fait quinze ans que je me passionne pour votre plan quinquennal », dit le comte d'Algout à Nina Karushova, dans une scène de flirt qui reste surtout célèbre par son dénouement : en effet, à la fin de la scène, le comte atteint son objectif,à savoir faire rire la belle bolchevik. Et comme c'est Greta Garbo, la MGM peut fièrement annoncer dans sa publicité : « Garbo rit ! »
Ninotchka est plus que jamais la rencontre de trois univers, qui chacun atteignent un pic avec le film: Lubitsch a eu des hauts et des bas dans les années 30, et cette fois le succès revient. Il a travaillé pour la deuxième fois avec Charles Brackett et Billy Wilder, et ceux-ci sont très à l'aise : il n'est pas difficile de retrouver l'univers du futur cinéaste de A foreign affair dans ce film, aux dialogues précis. Enfin, la star n'est plus Jeanette McDonald, ou Claudette Colbert, ou Marlene Dietrich, comme à la Paramount. Passé à la MGM, Lubitsch peut travailler avec Greta Garbo, l'énigmatique Suédoise qu'il connait bien pour avoir fréquenté les mêmes cercles d'émigrés de Hollywood qu'elle. Mais pouvait-on imaginer Garbo dans une comédie? A en croire l'insistance de la publicité maison pour le caractère spectaculaire de son rire, il est évident que non !
Et pourtant elle est à l'aise, et s'amuse beaucoup à énoncer d'un ton lugubre les dialogues étincelants, jouant la réaction froide et marmoréenne face à l'enthousiasme de séducteur de Melvyn Douglas : elle est excellente dans ce film... Rappelons l'intrigue : trois envoyés Moscovites sont à Paris à la fin des années 30 ; Buljakoff, Iranoff et Kopalski (Felix Brassart, Sig Ruman et Alexander Granach) doivent en effet négocier la vente de bijoux ayant appartenu à la Grande Duchesse Swana, de la famille Impériale Russe. La vente se passerait sans encombre si la Grande Duchesse en personne (Ina Claire) ne se trouvait à Paris... Et elle n'entend pas laisser passer l'occasion, sans doute pas de récupérer ses bijoux, mais au moins de faire un scandale. Afin de l'aider, elle fait appel au Comte d'Algout, son amant (Melvyn Douglas); de leur côté, les trois Russes reçoivent l'assistance de la rigoriste envoyée spéciale Nina Rakushova, dite Ninotchka (Greta Garbo): cette excellente communiste vient à Paris non seulement pour récupérer les bijoux, mais aussi pour s'assurer que ses trois « camarades » ne se laissent pas trop aller à la douceur de vivre typiquement Parisienne...
Le script est parfait, et permet à la verve de Brackett et Wilder de faire mouche de bout en bout : d'une part, et notamment dans la première demi-heure, l'installation des trois communistes à Paris, leurs discussions, entre nécessité de garder les principes soviétiques et l'attirance du luxe Parisien, sont savoureuses, et Lubitsch sait demander à ses acteurs de jouer comme une entité à trois têtes! La façon dont ils utilisent la dialectique révolutionnaire pour justifier une suite royale dans un palace, par exemple, est un cas d'école de la comédie. Ensuite, ils créent avec D'Algout un personnage formidable, qui oscille en permanence entre ironie et fascination pour le monde délirant du communisme à la Ninotchka ! Car s'il est un film anticommuniste paradoxal, c'est bien celui-ci: certes, l'idée y est de montrer en riant de bon cœur que l'attrait du capitalisme à la Parisienne est trop fort pour les idéaux socialistes, à plus forte raison quand on est confronté à la liberté et au glamour. Mais derrière la caricature, les scénaristes ne manquent pas une occasion de rappeler les circonstances et les injustices qui ont déclenché la révolution. Et la méchante dans le film reste la grande duchesse Swana, bien plus que le pourtant redoutable commissaire du peuple incarné par rien mois que Bela Lugosi lui-même...
Lubitsch s'amuse donc beaucoup, avec ce film qui partage non seulement le don inné du metteur en scène pour ancrer une idée sans la montrer, sa façon économique de planter les personnages et son sens fabuleux du gag visuel exercé entre précision et sobriété: à tous ces niveaux, c'est un sans faute... Mais le metteur en scène, depuis Angel, sait aussi mettre de la gravité dans ses œuvres, et si elle affleurera toujours beaucoup plus, disons dans Heaven can wait, des films comme The shop around the corner et Ninotchka possèdent aussi un sous-texte dramatique, aussi subtil soit-il; une scène nous rappelle qu'il y a des dangers plus menaçants que ces trois communistes perdus dans la douceur de vivre Parisienne: ne sachant pas qu'ils attendent une femme, les trois compères sont à la gare pour accueillir leur envoyé. Ils pensent l'avoir trouvé quand ils aperçoivent un voyageur brbu à la mine austère, mais se révisent après l'avoir vu faire le salut nazi...
Mais « Garbo rit », et nous aussi : Ninotchka reste une comédie, l'une des plus belles de toute la carrière de Ernst Lubitsch. La rencontre entre Garbo et le metteur en scène restera sans lendemain et l'actrice ne tournera plus qu'un film. Mais ce sera une comédie...