Rouge est le troisième film de la trilogie imaginée par Kieslowski, avec son complice Piesewicz: représenter, à travers trois films et trois héros ou héroïnes, les concepts de liberté (Bleu), égalité (Blanc) et Fraternité (ce dernier film donc). Fêté par tous les critiques, il a semble-t-il été victime du battage médiatique unanime qui l'a entouré, et n'a pas obtenu la Palme d'or que tous lui prédisaient. Une leçon à retenir, sans doute, mais Kieslowski l'a interprétée comme un coup d'arrêt, puisqu'il a arrêté le cinéma peu de temps après...
Le film commence comme les deux précédents par un mouvement, celui des ondes qui voyagent d'un téléphone à l'autre, depuis l'Angleterre jusqu'à Genève. On les suit, et le téléphone va jouer un rôle considérable dans cette histoire qui tourne autour de la fraternité, mais aussi des liens entre les êtres... Les deux personnages en sont d'une part Valentine, une jeune modèle (Irène Jacob) fiancée à une homme extrêmement jaloux et compliqué qui vit de l'autre coté de la Manche, et d'autre part Joseph Kern, un vieux juge (Jean-Louis Trintignant) retraité et misanthrope, qu'elle rencontre et qui passe le plus clair de son temps à écouter les conversations téléphoniques de ses voisins. Une intrigue apparemment secondaire nous intéresse à Auguste, un jeune juge (Jean-Pierre Lorit) qui a une relation avec une jeune femme de deux ans son aînée (Frédérique Feder), mais elle le trompe... Valentine et Auguste, que la caméra rapproche aussi souvent que possible dans de virtuoses plans-séquences, sont faits l'un pour l'autre, et le destin, sous la forme du vieux juge qui a un faible pour Valentine, va précipiter les choses...
Kieslowski était très fier de ce dernier film, qui aborde une foule de sujets, et revient en les raffinant sur un certain nombre de traits déjà vus dans les deux films précédents mais aussi dans La double vie de Véronique: ainsi Auguste et le vieux juge sont ils présentés par l'auteur comme un seul et même homme: même relation amoureuse compliquée, suivie de fuite en Angleterre, même circonstances aussi durant lesquelles ils ont obtenu de devenir juges... et logiquement, Valentine sera un point commun entre eux elle aussi. Sinon, après tant d'années et de films à montrer des personnages (Weronika, Julie dans Bleu, puis Karol dans Blanc) assister sans pouvoir -ou vouloir- l'aider au triste spectacle d'une vieille dame qui essaie de placer une bouteille dans un container destiné au recyclage du verre, Valentine va l'aider, et triompher de la difficulté. Le thème de la fraternité est abordé de multiples façons: obsédée par le problème du mal-être de son frère qui l'a conduit à l'héroïne, Valentine est aussi celle qui va tenter de contrer le cynisme du vieux juge en essayant de le persuader qu'il a tort d'espionner ses voisins, et d'ailleurs elle va au moins réussir à le faire revenir à la vie...
Valentine partage avec les autres héros de Kieslowski le fait d'avoir une histoire de famille compliquée, et de ne pas savoir organiser les choses pour revenir au calme et à la simplicité: elle affronte d'ailleurs deux tempêtes dans le film: celle qui va couler le ferry-boat dont elle réchappera en compagnie des autres héros de la trilogie, mais aussi le fait que son frère s'enfonce dans la spirale de l'héroïne, délaissant de plus en plus sa mère. Mais celle-ci habite à Calais: comme Julie (Bleu) impuissante devant la maladie de sa mère, Valentine a fui, loin de sa famille dont elle assiste à distance à la destruction programmée... Le film raconte comment elle va commencer à se prendre en charge pour aider les autres. Un chien, par exemple, puis un vieil homme qui bien besoin d'un coup de pied aux fesses...
Rouge aborde de fait non seulement le thème de la fraternité à travers les mésaventures d'un certain nombre d'êtres humains, mais il est aussi l'histoire d'un vieil homme qui assiste à d'autres vies, sans les juger, en ayant le sentiment de ne pas avoir vécu comme il le voulait. C'est à Trintignant que revient le final, avec ce plan du vieux juge souriant face à une de ses fenêtres brisées par ses voisins, une larme sur la joue, après qu'il ait vu l'une des images les plus belles, mais aussi les plus énigmatiques du cinéma de Kieslowski...
Unique point commun visible entre Rouge et les deux autres films, l'épilogue durant lequel un ferry coule, avec à son bord les héros de chacun des films, ainsi réunis pour un sauvetage télévisé: sont enfin réunis, Julie et son collaborateur et amant Olivier, Karol et Dominique, et bien sur Valentine et Auguste... Sans doute le film souffre-t-il de venir en queue de peloton, et d'avoir été peut-être un peu trop mûri: mais on ne va pas se plaindre de la virtuosité d'un cinéaste passionnant, qui aime à jouer avec son spectateur comme aucun autre artiste ne le fait.