Ce film existe en deux versions, l'une d'entre elle étant aussi connue sous le titre générique Décalogue V, partie intégrante de l'ensemble de dix films de Kieslowski réalisés pour la télévision Polonaise en 1988: un ensemble monumental qui prend prétexte des dix commandements pour aller s'intéresser à l'intime d'une série de personnages qui ne sont liés entre eux que par le fait qu'ils habitent un même ensemble d'immeubles, à Varsovie. Chaque film assume d'être un commentaire sur un commandement, mais sans jamais forcer la dose religieuse. Beaucoup s'amusent à détourner les injonctions divines, ou tout simplement à en souligner l'ambiguïté. Pas celui-ci.
Le choix des distributeurs français de titrer ainsi la version longue (de 25 minutes supplémentaires) est justifiée par le fait de renvoyer au Décalogue qui allait être distribué à son tour en salles, mais on peut lui préférer le titre retenu par Kieslowski lui-même, et appliqué dans de nombreux langages, dont l'anglais: "un court film sur le meurtre"... Dans ce cinquième film du Décalogue, Kieslowski ne rigole pas du tout, il va s'employer à donner sa vision des choses (Et celle du co-scénariste Krzysztof Piesewicz, cela va sans dire)... Un meurtre, dit-il est un meurtre, mais une exécution aussi.
Nous suivons trois personnages: un jeune homme, Jacek (Miroslaw Baka), qui traîne apparemment sans but, commettant un certain nombre de petites saletés et incivilités, avant de commencer manifestement à préparer quelque chose de plus sérieux; un chauffeur de taxi (jan Tesarz) qui brique sa voiture, se prépare à faire une ronde, se promène sans but, sélectionne ses clients (il part sans demander son reste quand il voit deux types complètement saouls s'approcher de son véhicule) et finit par prendre Jacek dans sa voiture; enfin, nous faisons la connaissance de Piotr (Krzysztof Globisz), un jeune avocat qui vient tout juste de décrocher son diplôme, et qui se demande, comme Auguste dans Trois couleurs: Rouge (1994) qui sera son premier client...
Et bien sûr, ce sera Jacek, qui va tuer de sang-froid, durant sept longues minutes et sous nos yeux, le chauffeur de taxi, dans le seul but de lui piquer sa voiture pour partir le plus loin possible avec une petite amie. Celle-ci a vu la voiture avant, et connaissait bien le chauffeur. Jacek est donc arrêté, jugé et condamné à mort.
Ah oui, mais ça on ne l'a pas vu, puisque dans une ellipse impressionnante, on passe directement d'une scène de nuit durant laquelle Jacek parle avec la jeune fille dans la voiture qu'il a récupérée, à la scène qui suit l'énoncé du verdict à son procès... Le reste est facile à reconstituer... Et Kieslowski s'est ingénié à lier les deux parties les plus importantes du film en ayant recours à une série d'images-miroirs, pendant la première partie...
Le meurtre est sordide: Kieswloski retient la leçon d'Hitchcock qui souhaitait souvent rappeler qu'il était non seulement immoral, mais aussi très difficile de tuer... Et il était rendu encore plus terrible si c'était possible, par le choix du metteur en scène et de son chef-opérateur Slawomir Idziak, spécialiste des filtres (à l'oeuvre aussi sur La double vie de Véronique en 1991 et sur Trois couleurs: Bleu en 1993): les scènes sont filmées à travers des panneaux de verre soit teintés de vert, soit noircis partiellement; le résultat est que le monde du Décalogue, déjà passablement glauque, devient de la sorte insupportablement sale et répulsif. Mais cette teinte délibérée n'est pas limitée aux séquences de violence qui nous montrent l'acte répréhensible, répugnant, et presque gratuit de Jacek: tout le film bénéficie de ce traitement. Et après avoir consacré méthodiquement la première moitié de la narration au meurtre, on s'intéresse dans la deuxième partie à son inévitable conséquence, c'est à dire à l'exécution de Jacek. Et si la Pologne a justement suspendu la peine de mort en 1988, il faut dire que le mode de fonctionnement tel qu'il nous est montré ici nous semble quasi médiéval, le seul moment d'humanité durant la procédure étant l'offrande d'une dernière cigarette au condamné. Le reste est décrit avec minutie, et est aussi insupportable que le meurtre lui-même: les préparatifs méthodiques de l'échafaud, avec sa corde et sa trappe... Quatre gardes qui viennent prendre le condamné dans sa cellule, puis l'amènent brutalement vers le lieu d'exécution... La promptitude des "techniciens" à se saisir de lui quand ses jambes ne le portent plus... L'énergie professionnelle déployée par celui qui actionne la manivelle qui enroule la corde afin d'amener la bonne tension, puis le geste sûr et implacable d'ouvrir la trappe sous les pieds de Jacek.
C'est à travers l'expérience de Piotr (qui essaie de maintenir le contact avec Jacek après sa condamnation, d'abord parce que c'est son travail, et aussi parce qu'il se sent coupable de ne pas avoir obtenu de lui empêcher la condamnation) que nous voyons l'exécution, et le comble du sordide, est que quelques minutes après la mort de Jacek, nous voyons des matières fécales couler de son pantalon sur la faïence qui couvre le fond de la trappe... Rien, donc, ne nous aura été épargné, pas plus dans l'exécution que dans le meurtre...
Piotr permet au moins d'apporter un semblant de dialectique et de drame dans ce qui est par ailleurs la démonstration toute-puissante des convictions des deux auteurs: il se sent coupable, en dépit du fait qu'il a tout donné, et s'en ouvre au juge. Celui-ci lui dit que sa plaidoirie était la meilleure qu'il ait entendue sur la peine de mort, et l'encourage à s'endurcir... Mais ce qui importe dans ce film (dont Kieslowski voulait que des spectateurs choqués ne puissent pas le voir jusqu'au bout, comme l'a rapporté Jeanette Insdorff, sa traductrice Américaine), c'est bien sûr la mise en parallèle implacable et décisive, d'un meurtre... et d'un autre meurtre.