Albert Maillard, arrêté au Maroc, est cuisiné par deux policiers Français: il raconte comment, depuis le 09 novembre 1918, il est passé à l'escroquerie pure et simple en compagnie de son meilleur ami, défiguré par un obus en lui sauvant la vie, et auquel il a permis de disparaître officiellement en intervertissant quelques papiers. Désormais, Edouard Péricourt, fils de bonne famille mais artiste en révolte, est très officiellement mort pour la France. Albert Maillard et lui vont monter une petite entreprise d'escroquerie, qui va tourner bizarrement, surtout quand deux facteurs de destin bizarre vont s'en mêler:
D'une part, la famille d'Edouard ne se contente pas de l'annonce de la mort, il leur faut plus: visiter la sépulture, et surtout inviter le bon copain a partager des souvenirs: pas facile, quand on s'appelle Albert Maillard et qu'on est un modeste comptable, de dîner avec ces gens de la haute, surtout quand il s'agit d'inventer la mort de son meilleur copain...
D'autre part, le salaud qui est responsable de la «mort» d'Edouard et surtout de son absence de mâchoire, est lui bien vivant: le lieutenant Pradelle, salaud d'officier et salaud de profiteur de guerre, va même se marier avec la sœur d'Edouard et devenir en prime un salaud de mari... Et celui-là, Albert ne l'aime pas, mais alors pas du tout, depuis que le galonné ridicule (je sais, je sais, c'est un pléonasme. Puisque c'est vous qui le dites, je ne vous en empêcherai pas) a sciemment, pour son plaisir, provoqué une bataille qui a tourné au massacre: à deux jours d'un armistice qui poussait les camps en présence à se foutre, enfin, la paix, ce planqué (parce qu'évidemment, étant galonné, vous ne croyez quand même pas qu'il allait charger avec ses hommes, non?) a dû trouver que ça ne sentait plus assez souvent la poudre...
C'est d'un roman de Pierre Lemaître, prix Goncourt en 2013, que Dupontel a tiré le scénario de son sixième long métrage. C'est aussi une grande, très grande réussite, qui confirme l'importance du trublion, qui a souvent montré comment il pouvait doser sa méchanceté et la rendre plus percutante encore, après deux premiers films (un court métrage, Désiré, et un long, Bernie) en forme de gros coups de poing dans la figure... Ici, il apporte à lui tout seul un vent de renouveau du cinéma Français, dans sa veine poétique, doublé d'un talent technique indiscutable qui rompt de façon très notable avec le tout-venant de notre cinématographie nationââââle.
Pour commencer, Dupontel a le bon goût de mêler avec un talent visuel fou, l'évocation historique (costumes, décors, cache et effets informatiques, combinés avec un œil de maniaque) et une certaine atmosphère fantastique, qui passe notamment par les fabuleux masques portés par l'acteur Nahuel Perez Biscayart (Edouard Péricourt). Il fait d'ailleurs de ce dernier, qui ne peut «parler» que par des borborygmes, un «Créateur», pour reprendre le titre de son deuxième long métrage, un artiste cette fois, mais qui est l'âme de l'escroquerie. Mais une escroquerie à trois: Albert, Edouard, et une petite orpheline qu'ils ont recueillie, Louise (Héloïse Balster). Dans cette pas si sainte trinité, elle est la voix d'Edouard, dont elle comprend et traduit les bruits, en mots clairs comme de l'eau de roche.
Ce que n'aurait pas pu faire Albert Maillard, lui qui est quand même un peu limité dans son imagination. Un homme simple, qui a une morale, de celles qui vous poussent à regretter le fait de ne pas pouvoir faire que le bien. Il s'en confesse d'ailleurs aux deux policiers qui l'interrogent, avec une candeur impressionnante... Mais il est pour toujours décalé dans ce monde dont les autres êtres, sont souvent en avance sur lui sur bien des points: à noter que la famille d'Edouard, représentée par Emilie Dequenne, la sœur, et Niels Arestrup, le père, n'est jamais diabolisée. Non, ils n'en ont pas besoin, il y a Pradelle (Laurent Lafitte). Dans la première apparition de son méchant, Dupontel s'amuse et fait du cinéma: le planqué est dans l'ombre, et il fume, composant une silhouette inquiétante...
Dans son film qui lui permet de dévoiler un cœur gros comme ça (je le disais pour 9 mois ferme, je le redis ici: Dupontel aime ses personnages, vraiment.), il « fait du cinéma ». Et quel ! L'ombre de Feuillade, cinéaste contemporain de l'action qui a laissé une empreinte visuelle vivace sur le cinéma Français, est souvent là sous nos yeux. Celle de Buster Keaton, cité à travers un costume porté par Dupontel : un chapeau, et un costume qui le rapetisse, et l'illusion est presque parfaite. Surtout, il utilise beaucoup les objets, mais pas comme le fait Jeunet : Jeunet accorde finalement autant d'importance aux objets et à leur mise en marche, qu'à ses personnages. Chez Dupontel, l'acteur prime sur l'objet, qui reste un accessoire... Ce qui ne l'empêche évidemment pas d'être pertinent.
On parlait de Jeunet, Dupontel, qui a joué un rôle émouvant dans son adaptation de Japrisot Un long dimanche de fiançailles, y a peut-être vu naître une envie furieuse, à son tour, de montrer la première guerre mondiale. Sans chercher à renouveler la narration des champs de bataille (je pense que Spielberg a pour l'instant la palme du récit définitif à ce sujet, et Jeunet lui emboîtait magnifiquement le pas), Dupontel botte en touche et excelle non pas à la mise au point historique, mais bien au ressenti gonflé d'amertume, d'injustice et de révolte, de ce qu'était probablement un champ de bataille. Et c'est, plus que jamais, nécessaire...
Et tout ça, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup, pour un film très, très, très enthousiasmant. Majeur.