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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 18:08

Le Spielberg adulte a toujours eu un faible pour les films qui nous font visiter l'histoire à ses moments cruciaux, en favorisant les coulisses plutôt que l'exploit. Un exemple paradoxal serait d'ailleurs de trouver cette même démarche dans le chaos juvénile de 1941, qui ne raconte absolument pas Pearl Harbor, mais bien une série de conséquences envisageables dans le pire des cas... Mais non, les films où Spielberg manifeste cet intérêt qui lui permet de recréer avec passion une époque, sont tous sérieux, en effet. Sérieux, mais pas austères pour autant: The post est parfois assez drôle, et pour cause, c'est le premier film de son auteur à évoquer le monde du journalisme...

C'est un genre à part entière, entre les trois adaptations de la pièce The Front Page de Ben Hecht (celle de Lewis Milestone en 1931, His girl friday de Hawks en 1940, et celle de Billy Wilder en 1974), la comédie muette de Capra The power of the press, et bien sûr All the president's men, d'Alan Pakula, auquel on ne pourra tout simplement pas ne pas penser... Car le fond du film est basé sur une affaire qui est liée au Washington Post, les tombeurs de Nixon. Mais il faut croire, quand on voit le film que ça n'était pas gagné d'avance, car à l'époque dont parle ce long métrage (située quelques années avant le Watergate que relatait le film de Pakula), le journal, entreprise familiale un peu en difficultés, est finalement plus une publication locale qu'un grand journal d'investigations reconnu dans tout le pays, comme par exemple le New York Times. Et ce dernier est le modèle insurpassable et inatteignable, à la fois le collègue, l'ami et la rude compétition...

Deux mondes des coulisses du journal nous sont montrés, dans un premier temps ils semblent presque évoluer chacun dans son coin: représenté par la propriétaire Katherine Graham (Meryl Streep), le conseil d'administration décide d'ouvrir le journal en bourse afin de le consolider. Représenté par Ben Bradlee, le rédacteur en chef (Tom Hanks), la rédaction est elle occupée à faire son boulot, avec tous les moyens possibles, y compris douteux, pour continuer à exister: les deux ont un seul et même but, sauver le journal. Et c'est dans ce contexte qu'une affaire éclate, qui menace sérieusement la survie du sens même du premier amendement de la Constitution: la Maison blanche décide en effet d'interdire au New York Times le recours à une source d'information inattendue, sous prétexte de mise en danger de la sécurité nationale...

La source en question est un "Mac Guffin", finalement, mais de luxe puisque c'est une histoire authentique et peu banale: des rapports, des milliers de pages, commandés par rien moins que l'ancien ministre de la défense de Lyndon B. Johnson, président démocrate (1963-1968), et donc homme clé dans le dispositif de la guerre au Vietnam: Robert McNamara (Bruce Greenwood), ce n'est pas n'importe qui, et quand on lit, alors que les hommes continuent d'être envoyés au Vietnam, que la présidence sait depuis longtemps que la guerre est impossible à gagner et que la tuerie va forcément continuer pour rien, c'est une bombe... Mais ce n'est pas le Post qui va en être le déclencheur: c'est le Times. Mais par solidarité journalistique, autant que par intérêt plus personnel, la rédaction du Post va, à l'instigation de Bradlee, se lancer dans la bataille et eux aussi publier des extraits croustillants des «Pentagon Papers», comme on les appelle.

Et le problème, c'est que Katherine Graham, propriétaire du journal, héritière imprévue (son père avait laissé en mourant la direction des opérations à son gendre, mais le mari en question s'est suicidé, et il a fallu reprendre l'affaire au pied levé, et... Katherine est une femme!) doit dans le même temps assurer une transition en douceur vers l'actionnariat, ce qui nécessite de ne pas faire trop de vagues, et encore moins de s'attaquer à une ancienne présidence. Comme la famille de Katherine est depuis toujours dans les petits papiers des Démocrates, et que les Johnson et Kennedy, mais aussi McNamara sont des amis de la famille, ça se complique.

Voilà, impossible de faire court, devant un film qui lui en revanche réussit à rester d'une durée raisonnable, faisant moins de deux heures. C'est que la façon dont Spielberg traite de l'histoire en marche est constamment dynamique: aucun personnage de nous expliquera, aucune voix off ne nous facilitera la compréhension, nous sommes précipités dans l'action du film et nous attraperons le sens en route. Cette confiance bienveillante apportée au spectateur est déjà sacrément plaisante, mais elle s'accompagne aussi d'une mise en scène dont la rigueur reste légendaire: comme toujours, Spielberg maîtrise son sujet, sa direction d'acteur est surtout une affaire de confiance, et au vu du casting on le comprend; il croit en ce qu'il filme, assurément, et n'a absolument pas besoin de mettre sa caméra sur un skateboard comme le premier Peter Jackson venu quand il filme deux personnages qui parlent: eh oui, signe des temps (le film se situe entre 1966 et 1972), la caméra est parfois statique! Et parfois pas: c'est que devant un sujet comme celui-ci, le réalisateur aime à montrer qu'il est le maître du temps ressenti. Le suspense, la montée des enjeux, l'émotion qui naît de l'exaltation comme de l'accumulation des risques, Spielberg en a toujours été le maître, parfait héritier d'Hitchcock en la matière. Et son art concommé du plan séquence gourmand s'accompagne de difficultés liées à la situation: parfois les événements importants se situent hors de la rédaction mais dans les maisons, par exemple de Kay Graham ou de Ben Bradlee... Le décor réaliste d'une maison ou d'un appartement n'est pas un endroit aisé por bouger une caméra aux basques de journalistes, et pourtant l'équipe y parvient.

Et The Post, donc, ne nous parle pas de la guerre du Vietnam, ou de la presse, mais bien d'un moment crucial durant lequel une certaine forme de conservatisme (Ben Bradlee, après tout, est quand même un rédacteur à l'ancienne, un homme à l'écoute du présent, mais qui comme sa patronne, a eu des relations d'amitié avec un président... ) va soudain évoluer, et se jeter dans non pas une, mais plusieurs causes. La grandeur de l'Amérique, nous dit Spielberg, c'est aussi de pouvoir faire évoluer positivement un petit journal et le rendre important à l'échelle nationale. C'est pouvoir passer d'une gestion médiatique aux ordres, à la remise en cause d'une injustice flagrante. Et c'est aussi pour une femme qui est à la tête d'une entreprise familiale, de montrer qu'elle existe et de prendre la décision courageuse qui va transformer l'entreprise en empire de presse, à l'heure où les choses changent enfin pour la condition féminine.

Un exemple de la façon sûre mais discrète dont Spielberg procède dans ce film est une scène durant laquelle un Bradlee qui est à l'affût de toute idée pour mettre son journal au premier plan: il vient alors chez Katherine (des visites qui sont assez fréquentes, mais dont on sent que pour lui comme pour elle, elles représentent une transgression à venir ainsi chez elle), et ils discutent de la marche à suivre: trouver un coup fumant et risquer la respectabilité du journal vis-à-vis d'une Maison Blanche dont on sait qu'elle est aux mains d'un psychopathe tordu, ou montrer profil bas pour ne pas entraver la nouvelle dimension du journal, au risque de ne plus exister du tout en tant qu'organe de presse? Pendant la scène située dans une banale mais cossue pièce d'une banale mais cossue maison bourgeoise (le travail des décorateurs et costumiers du films est fabuleux, bien entendu), Streep et Hanks sont habillés en Américains des années soixante: costumes sombres, couleurs tristes. Venu de dehors, le ballon violet de la petite fille de Katherine va soudain perturber le ronronnement conservateur de la conversation, avant d'être rendu à sa propriétaire... En quelques minutes, nous assistons symboliquement à une occasion manquée, mais heureusement, Bradlee aussi bien que Graham sauront changer et deviendront enfin acteurs d'une histoire en marche.

Bref, il y a beaucoup à voir et à revoir, beaucoup à dire aussi, dans cette histoire formidable d'un journal qui prend la décision de mettre les pieds dans le plat et de publier un document, tout en protégeant l'anonymat de la source bien entendu, qui attaque ou incrimine un système inique dont le président des Etats-Unis, garant officiel de la démocratie, mais en réalité manipulateur d'extrême droite prêt à toutes les saletés, est à la fois le symbole et le maître incontesté... Tiens donc.

The Post n'est donc pas qu'un régal, c'est aussi un grand film militant. Et la scène qui, à la fin, voit Kay Graham sortir d'une audience à la Cour Suprême sous les yeux admiratifs d'un parterre de jeunes femmes qui lui manifestent leur soutien n'est pas non plus anodin. Décidément, ce film nous prouve que l'histoire a des leçons à donner au présent, et plus souvent qu'on ne le pense...

 

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Published by François Massarelli - dans Steven Spielberg