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  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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14 octobre 2018 7 14 /10 /octobre /2018 16:25

L'historienne Lotte Eisner a longtemps été la principale autorité sur tout ce qui concerne le cinéma Allemand, mais ça, c'était avant: avant qu'on puisse disposer de certains films à la maison. Il me semble que l'oeuvre de sa vie a été de réécrire l'histoire glorieuse de Fritz Lang, à la lumière de ses souvenirs sur les films eux-mêmes, de ce que Lang en a dit, mais aussi d'un parti-pris malhonnête, qui lui a fait constamment prendre parti pour le metteur en scène de Metropolis contre celui de Nosferatu, car s'il y a un réalisateur qu'Eisner ne pouvait pas encadrer, c'est clair qu'il s'agit bien de Murnau. Quoi qu'il en soit, la thèse quasi officielle sur ce film, le dernier réalisé en Allemagne avant son exil Californien (en passant par Paris) par Lang, est qu'il s'agit d'une oeuvre géniale et anti-nazie, totalement visionnaire, dans laquelle Lang aurait mis les mots d'Hitler dans la bouche d'un fou criminel... Ce qui est faux. Car si le film est visionnaire, c'est qu'il anticipe sur le chaos, sans jamais en nommer les responsables, comme dans M et dans le Mabuse de 1922.

On passe sur les mensonges du cinéaste, qui se représente quasiment poursuivi par les sbires de Goebbels à la suite d'une entrevue avec le chef de la propagande d'Hitler: c'est vrai que Goebbels qui admirait Lang, et n'aimait pas du tout son dernier film, a néanmoins proposé au metteur en scène de prendre en mains la destinée du cinéma Allemand. C'est également vrai que Lang, décontenancé, n'a pas su quoi lui dire. C'est toujours aussi authentique que le metteur en scène est alors parti aux Etats-Unis, laissant derrière lui un risque sérieux lié à ses propres origines, mais aussi ses amis Thea Von Harbou et Rudolf Klein-Rogge, qui eux allaient se comporter en bons petits Allemands bien comme il faut dans les douze années à venir. Mais l'entrevue et la fuite n'ont pas eu lieu, comme le prétend le metteur en scène, le même jour, ni d'ailleurs la même semaine; le processus de départ s'est étalé dans le temps, sur plusieurs semaines. Ce qui est vrai en revanche, c'est que Seymour Nebenzal, de Nero Films, a bien laissé carte blanche en 1932 à Lang pour réaliser un film qui serait la suite de Dr Mabuse Der Spieler, son film emblématique de 1922; et pendant ce temps, l'auteur des romans d'origine Norbert Jacques devait lui aussi broder sur les mêmes idées que Lang et sa scénariste Thea Von Harbou, pour un "Testament" qui est parait-il fortement éloigné du film...

Dans ce film, on suit des péripéties autour de la découverte d'une mystérieuse bande de bandits au chef mystérieux, et de leur impressionnante faculté à déjouer les plans de la police. Lang et Von Harbou orchestrent leur intrigue autour d'un certain nombre d'éléments: la tentative de fuite d'un ancien policier (Karl Meixner) qui souhaite se réhabiliter, mais qui craint pour sa vie d'autant qu'il connait, lui l'identité du maître du crime; les aventures d'un bandit amoureux (Gustav Diessl) qui souhaite s'en sortir, mais va avoir du mal à rejoindre sa petite amie; la façon dont le commissaire Lohmann (Otto Wernicke) mène l'enquête à partir d'un puzzle... Le tout étant saupoudré de scènes liées au professeur Baum (Oscar Beregi), le directeur de l'institution mentale dans laquelle le criminel Dr Mabuse (Rudolf Klein-Rogge), a été enfermé lors de son arrestation. Baum, fasciné par le Docteur, prétend que les papiers que le criminel fou noircit jour après jour, sont le secret de son esprit...

A partir de ces éléments en apparence disjoints, Lang organise une histoire à l'unité indéniable, grâce en particulier au truc qu'il affectionnait tant depuis Mabuse: créer un lien entre deux scènes, deux espaces, deux séries de personnages en apparence sans rapports entre eux, par la simple grâce d'un mot, d'un geste, d'un montage précis. Chaque fois qu'nu personnage demande "qui est derrière tout ça?", le plan suivant nous répond. dans ces conditions, bien sûr, il est difficile de ne pas voir très vite qui est réellement derrière tous ces crimes, mais Lang, toujours dans la lignée de son maître Feuillade, n'est pas là pour l'énigme, plus pour le frisson du suspense, et bien sûr l'écheveau d'images, de signes qu'est son film. Il prend un plaisir évident à réaliser une oeuvre totalement distrayante, à la mise en scène parfaite... Sans pour autant, bien entendu, se contenter de réaliser un film de genre.

Les nazis ont interdit ce film: est-ce uniquement parce qu'il avait été produit par Nebenzal, ou y ont-ils vu les éléments dont Eisner prétendait qu'ils faisaient l'intérêt du film? Je pense que la vérité serait entre les deux: il n'y a finalement pas, dans ce film pas plus que dans M, du reste, de référence directe aux nazis, juste une atmosphère particulière: comme dans M, on nous montre une Allemagne en proie à la crise, mais dans laquelle la vie continue, et le commissaire Lohmann, limier fin mais débonnaire, a surtout envie qu'un jour on puisse le laisser aller au spectacle sans l'embêter avec un crime ou un cambriolage... Mais dans l'ombre, un criminel tisse une toile inquiétante, et d'une façon d'autant plus effrayante qu'il semble n'en rien retirer d'autre que le chaos. Au Mabuse de 1922, qui assurait sa toute puissance en s'installant dans l'esprit de chacun par l'hypnose, mais devenait riche au passage, le Mabuse de 1933 est plus ambigu encore. Les bandits le demandent, d'ailleurs: pourquoi on fait tout ça si ce n'est pour avoir de l'argent? 

Visait-il le nazisme, ou tout simplement voulait-il s'en prendre au mal dans toute son acceptation? Lang avait déjà fait en 1922 le portrait d'une Allemagne malade, qui se jette dans les bras ouverts d'une classe de profiteurs, qui gangrenait déjà toutes les couches de la société: policiers comme bandits y portaient les mêmes smokings. L'Allemagne de 1933, nous dit-il, est encore plus malade, et il met en garde de façon assez claire les gens sans conscience, les hommes trop faibles (Baum qui va être "envahi" par l'étrange prose de Mabuse) comme les quidams qui vivent leur vie sans se soucier des autres (n'as-tu pas un chèque tous les mois? Alors de quoi te plains-tu?): son film est un étrange conte, d'ailleurs, dans lequel tout revient sans cesse au point de départ, à un message qu'on a empêché un homme de délivrer à la troisième minute, qu'il réussit finalement à donner à son destinataire à la fin. Une sorte de boucle sans queue ni tête, presque, dont les scènes se succèdent par la grâce de liens logiques, mais aucun de ces liens n'est vraiment chronologiques...

...Sauf l'histoire de Lilli et Kent: ils sont bien mignons, d'ailleurs, ces deux-là. Mais si Lang les a intégrés à son histoire, c'est qu'il a décidé de donner du suspense à son public, à travers une formidable scène de tension dramatique. Car la très bonne nouvelle, c'est que si Lang est un cinéaste inquiet, désireux d'éveiller le public à son malaise, sans pour autant pointer du doigt vers le ou les responsables, il le fait avec génie, à travers une histoire riche en péripéties: poursuites, explosions, mystère garanti. Et il le fait aussi pour la dernière fois, car après ce film, Lang ne fera plus un seul film en totale liberté. Ni en France, ni aux Etats-unis, ni en Allemagne (où il ne tournera d'ailleurs que deux films d'une platitude affligeante, si vous me demandez mon avis)... Dans ces conditions, je pense qu'il était pertinent pour le metteur en scène de faire appel à Otto Wernicke, le commissaire de M: il lui permettait de faire se rejoindre son chef d'oeuvre formel de 1931, et sa grande fresque de 1922, en une seule et même oeuvre à tiroirs. 

 

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Published by François Massarelli - dans Noir Fritz Lang Criterion