C'est à son retour des Etats-Unis, peu de temps après la Libération, que Duvivier a tourné ce film, une adaptation de Simenon, violente, noire et désespérée. Un film bien dans sa manière, au fond, qui n'a pourtant pas rencontré le succès public. On peut se demander pourquoi, mais pas longtemps, vous verrez plus loin... Aujourd'hui, quoi qu'il en soit, c'est un classique!
Dans une petite banlieue, à deux pas de Paris, une place de village comme une autre... Ici, pourtant, il y a eu un crime, on a retrouvé le corps sans vie d'une vieille fille, qui avait la réputation de cacher un magot. Ni les sous (7000 francs, une somme, quand même!), ni le responsable n'ont été trouvés. Mais beaucoup de gens du quartier ont "leur" coupable idéal: M. Hire (Michel Simon), un étrange bonhomme solitaire, peu aimable et dont on se méfie y compris et surtout quand il est gentil avec les enfants! C'est dans cette ambiance, avec les langues qui se délient, qu'arrive Alice (Viviane Romance). Venue retrouver son amant Alfred (Paul Bernard), elle sort de prison, et apprend très vite que c'est lui qui a fait le coup. Mais l'arrivée de la jeune femme n'est pas passée inaperçue: M. Hire, qui la dévore des yeux, l'a tout de suite "choisie"... Dans l'esprit d'Alfred et Alice, c'est une situation inespérée: ils pensent qu'ils vont pouvoir faire porter le chapeau au misanthrope! Alice commence donc à l'attirer dans un piège, auquel il sera très content de succomber...
Il y a trois actes dans ce film. Dans le premier, qui s'intéresse surtout aux allées et venues d'Alice et Alfred, Hire est un personnage lointain, mystérieux et un peu bizarre, dont Duvivier ne nous cache pas la fascination pour la jeune femme, et qui la regarde sans trop de scrupules, caché derrière les rideaux de ses fenêtres, quand elle se déshabille. On comprendrait volontiers la méfiance de la dame... Dans la deuxième partie, on en sait plus: en ce qui nous concerne, Alfred est passé aux aveux, en disant tout à Alice. C'est ici que Hire commence ses travaux d'approche, du reste: au départ, c'est lui qui indique à Alice la culpabilité de son amant; puis il tente de la tirer d'affaire, mais nous savons que la jeune femme joue un double jeu... Dans le troisième acte, on constate qu'Alfred n'a pas grand chose à faire pour persuader l'opinion de la culpabilité de Hire. Et Alice, qui a tant contribué à le faire soupçonner, est visiblement affectée par la tournure que prend les choses...
C'est là le vrai sujet, en réalité: pas l'enquête policière, pas la femme fatale, pas le double jeu des crapules, même pas la couleur locale des cons qui tombent dans tous les panneaux. Juste la mentalité de moutons de Panurge, des braves et honnêtes gens qui goberont tout tant que ça ira dans leur sens, allant jusqu'à exclure, soupçonner, dénoncer, lyncher leur voisin, parce qu'il a une sale tête (c'est Michel Simon, Duvivier savait ce qu'il faisait), parce qu'il a un nom étranger (Il s'appelle en réalité Hirovitch: Hire est un raccourci plus prudent), parce qu'il ne se prête pas aux hypocrisies de ses contemporains, parce qu'il aime une femme trop belle pour lui, parce qu'il regarde l'humanité pour ce qu'elle est, droit dans les yeux, en la prenant en photo dans toute son horreur. Et une scène située dans le premier acte, nous montre les utilisateurs d'auto-tamponneuse, se liguer contre Hire, et finir s'accumuler les uns sur les autres pour le tamponner parce que l'un d'entre eux a commencé à s'acharner sur lui...
Pourtant, sous un autre nom, Hire soigne l'humanité souffrante. Mais voilà: ce n'est pas Hire, c'est "le Dr Vargas", car lui-même semble différencier ses deux identités. Ce qui causera, indirectement, sa perte... Mais bon, il n'est pas le seul responsable, comme Duvivier le montre par sa mise en scène implacable: le responsable, c'est cet esprit bien Français, qui pendant la guerre a coûté la vie à beaucoup. Le cinéaste sait que sont morts, dénoncés par des dégueulasses, ses acteurs et amis Robert Lynen, résistant et Harry Baur, dont des salauds trouvaient "qu'il ressemblait à un juif". Pendant la guerre, ça suffisait. Au point qu'un Abel Gance remuait ciel et terre pour prouver qu'il ne l'était pas, lui! Le portrait de son pays qui transparaît dans ce film monumentalement noir et méchant, les concitoyens de Duvivier ne voulaient sans doute pas le voir...
Et pourtant, superbe étude des mécanismes qui poussent au lynchage, à l'instar de Fury de Lang, ce Panique à l'interprétation hors pair (Viviane Romance et Michel Simon surtout) et à la rigueur explosive (cette façon de dresser les lieux du crime, de glisser un cadavre au petit matin, de montrer les ragots, de caractériser un salaud rien que le faisant dire une saleté, comme ça, entre deux parties de billard... Ces plans mobiles, à la caméra qui est sûre de son fait, et qui souvent, vient d'en haut: le point de vue de LA morale!) rejoint Le grand jeu de Feyder, Le jour se lève de Carné, et Le Corbeau de Clouzot, dans le cercle très fermé des très grandes oeuvres du noir à la française. En espérant que ce soit bien un reflet du passé.
Mais honnêtement, j'en doute.