Il va falloir s'habituer à dire "feu Stanley Donen", mais il reste ses films. Et quels films! Et au sommet, si on s'en tient bien sûr aux oeuvres qu'il a réalisées tout seul, se trouve Charade, le "meilleur film d'Hitchcock qui n'ait pas été réalisé par Hitchcock", comme on dit... Pourtant Charade n'est pas qu'un pastiche formidable, c'est une leçon de style, un plaisir jamais coupable et pour finir cet encapsulage rapide d'un classique, une sorte de film définitif, oeuvre parfaite en tous points...
L'intrigue, adaptée par Peter Stone de son roman, concerne Regina Lampert (Audrey Hepburn): cette jeune Américaine est mariée depis quelques temps à Charles, un homme dont elle souhaite divorcer, ce qu'elle exprime lors d'une de ces très longues vacances dans lesquelles elle se trouve seule. Ou du moins, sans un mari parti en vadrouille on ne sait pas trop où, pour ses affaires... mais Charles est mort: nous l'avons vu dans la très économique scène d'ouverture, jeté d'un train, en pyjama. Regina ne le saura qu'en arrivant à Paris, où elle commence à constater qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond...
En effet, son mari est mort en tentant de disparaître, après avoir mis à sac leur propre appartement Parisien, dans lequel il ne reste plus rien... Il a tout vendu, et en a tiré $250 000, dont personne ne trouve la moindre trace. Plus grave encore: Regina apprend que Charles, de son vrai nom Voss, était un aventurier, qui a participé durant la guerre à une mission avec d'autres mercenaires, et pas des tendres. Ils en avaient tiré une somme d'argent colossale, appartenant de droit aux Etats-Unis, mais Voss s'est volatilisé dans la nature en compagnie de l'argent... De plus, lors des funérailles, Regina Lampert voir débarquer trois personnages très louches, qui s'avèrent mes anciens "compagnons" de Charles: Ned Glass, George Kennedy et James Coburn composent des fripouilles formidables, menaçants, mais pas sans ressource comique.
Et pour compléter la galerie de personnages, il faut compter sur le fonctionnaire des services secrets qui "convoque" Regina: Bartholomew, interprété par Walter Matthau, est un père tranquille qui ne mâche pas ses mots, et qui va assister à sa façon la veuve. Comment oublier le personnage le plus mystérieux de tous, l'homme séduisant qui approche Regina dans les alpes lors des scènes d'ouverture, puis la retrouve à Paris en changeant de nom à chaque nouvelle scène? Ami, ennemi, ou... amant? En tout cas, Cary Grant.
C'est formidable: bien sûr, la référence du pastiche est évidente: Donen ne s'est sans doute pas remis de North By Northwest, dont il prétend adopter le style. Mais d'une certaine façon, cette imitation débouche justement sur un style profondément naturel: jamais le jeu des acteurs n'est forcé jamais la mise en scène ne prend le pas sur l'action, l'intrigue linéaire, ou le plaisir et l'humour. Tout se fond dans une cohérence rare... Et pourtant le metteur en scène a réalisé son film loin du confort des studios, le plus souvent dans Paris même...
Et sous cette élégante chasse au trésor disparu Donen reprend à son compte l'idée d'Hitchcock d'organiser son personnage principal autour du vide: un trésor mythique détenu par un homme sans nom qui a cherché à disparaître et vient de perdre la vie en emportant une partie de ses secrets, cherchés par des êtres plus ou moins apatrides, et un inconnu séduisant, mais incapable de garder le même nom et la même profession... Mais dans North by northwest, c'est Roger O. Thornhill ("O stands for nothing"), le héros publicitaire, qui n'était rien ni personne avant d'assumer par erreur l'identité d'un homme qui n'existe pas, et se mettre à exister. Regina, elle a une vie, bien définie, des amis, et sans doute un gros manque affectif... Elle se confie dès sa première apparition, et toutes ses confrontations avec Cary Grant vont déboucher sur un flirt d'une fraîcheur et d'une franchise désarmante. Donen et ses acteurs réussissent à acquérir une liberté de ton qui permet aux personnages de jouer un marivaudage qui n'est jamais une digression, et avec la complicité de Henry Mancini, ils vont même parfois faire passer l'enquête au second plan.
Sans jamais dévier, sans aucun moment faible, et avec le sourire. Sauf... dans une scène de suspense formidable dans le métro, où Donen montre que le film noir était un style avec lequel il savait jouer sans aucun problème, même si on était loin de l'attendre sur ce terrain. Mais film noir, comédie ou pastiche, rien n'y fait: ce film, comme tant d'autres de Donen, parle de la même chose: le mariage, au rayon "raté" du magasin. Catégorie "seconde chance"... fouillez un peu dans la filmographie et vous verrez que Donen, soit franchement, soit métaphoriquement (Gregory Peck et son métier dans Arabesque, et Gene Kelly et sa partenaire dans Singing in the rain), tournait toujours autour de ce thème...
Mais jamais avec une aussi époustouflante réussite.