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13 octobre 2019 7 13 /10 /octobre /2019 13:26

Pour une fois, regardons au-delà de cette étonnante capacité qu'ont les chaînes du câble et d'internet (Netfucks, HBO, etc) de tuer le cinéma à petit feu et de pousser les gens à ne plus rien faire d'autre de leurs journées que de regarder quinze épisodes d'une série: il fut un temps (qui semble disparaître à grande vitesse, et qui aura sans doute disparu avant le DVD et le Blu-Ray, ce qui est ironiquement une forme de justice) où ces lieux étaient pour les créateurs de la Télévision d'authentiques espaces de liberté: David Fuller, David Milch et d'autres y ont créé des séries mémorables, en toute liberté... Jusqu'à ce que le réalisme les rattrape; je ne sais pas exactement quelle a été la raison d'arrêter la série Deadwood en 2006 après trois saisons, mais je suis sûr qu'on a du invoquer le "réalisme économique" à ce moment-là. Et pourtant, la série avait du succès, du prestige et il est souvent dit qu'elle est à elle toute seule l'un des grands actes de l'histoire de la télévision, celui qui mène aujourd'hui à Game of thrones (bien sûr), Rome (qui a pris le relais sur à peu près le même créneau, et n'a existé que durant deux saisons) et certainement American Gods...

Deadwood, situé dans la riante petite bourgade située entre le territoire du Wyoming et le Dakota du Sud, à ses débuts (vers 1876 précisément), prenait comme toile de fonds l'histoire du lieu et sa légende, scrutant les esprits, les rivalités et les associations pragmatiques d'un ensemble de personnages, tous unis au delà de la frontière dans la volonté de créer à Deadwood un endroit qui aurait sa place dans les Etats-Unis à venir. Des hommes de loi, des bandits, des propriétaires venus de l'est, des aventuriers de l'ouest, des immigrants de bien plus loin, des prostituées et des politiciens, et des gens plus inclassables que tous les autres, parmi lesquels Martha Jane Cannary dit Calamity Jane (dont le surnom n'est jamais prononcé une seule fois dans la série) avait toute sa place... Bref: Deadwood en 36 épisodes insidieusement addictifs, proposait une nouvelle lecture de l'Ouest et de son histoire, la grande, celle d'un choc de cultures (l'arrivée inéluctable du progrès face à la résistance d'une certaine barbarie armée) et la petite, celle d'une constante survie rendue étrangement possible par la cohabitation entre tous ces ennemis potentiels: à ce titre, comment s'étonner que la série tourne autour du personnage par ailleurs historique de Al Swearengen, un immigra Anglais qui avait roulé sa bosse et dont le saloon, le Gem, était le centre de la ville, son quartier général et décisionnaire, son coeur et bien souvent le point névralgique d'une certaine résistance aux profiteurs venus de partout. Un centre qui était aussi un haut lieu de la prostitution, et d'une certaine façon du trafic de drogue!

David Milch, principal superviseur de la série, autorité morale unique de la production, et principal auteur, avait pris une décision radicale: celle de conter cette histoire dans la boue avec un langage qui serait doublement Shakespearien: un, il est souvent en vers à peine déguisés. Deux, il est facilement traduit en monologues intérieurs oralisés, permettant dans le flot de personnages, dans la foule compacte et permanente de ces rues sales, d'isoler plus sûrement un personnage, et de suivre l'action. Et si le décalage inévitable avec le western traditionnel se voit, il disparaît bien vite, tant on s'y fait...

13 années plus tard, à l'imitation de Serenity qui concluait la série Firefly de Joss Whedon, Milch a tout fait pour réunir son casting (ceux qui sont absents, la plupart du temps, sont morts!) et conclure son grand oeuvre en inscrivant le temps d'un long métrage Deadwood dans la modernité: là, en fait, où la production désirait se rendre. Pour trois occasions, qui auraient pu être traduites en trois épisodes, les personnages vont se retrouver:

Un: On célèbre l'entrée de la ville et du territoire du Dakota du Sud dans l'Union, en présence du sénateur George Hearst (Gerald McRaney). Celui-ci ne vit plus qu'entre la Californie où il s'est installé pour faire joujou avec la presse, une occupation qu'il léguera à son fiston William Randolph, et Washington où il va faire acte de présence à l'occasion. Si on accepte sa venue symbolique, il n'est pas forcément accueilli par des amis en raison de la façon dont il a fait fortune sur le dos de beaucoup, voire sur la peau de certains. Alma Ellsworth (Molly Parker), ancienne propriétaire locale, sait qu'elle a été escroquée de sa mine d'or par Hearst, et que celui-ci a ordonné la mort de son mari... Et justement, Mme Ellsworth est de retour elle aussi... 

Une deuxième occasion est liée à la première: Charlie Utter (Dayton Callie), un ancien compagnon de Wild Bill Hicock, décédé en 1876 (dans la série, c'était le cinquième épisode) qui a installé un commerce, l'un des pionniers de la communication avec un service postal, est retrouvé mort assassiné. On ne va pas tarder à trouver le coupable, et si vous avez lu le paragraphe précédent c'est facile! Mais au-delà de son enterrement qui réunit tous les notables, la mort de Charlie éclaire une fois de plus les enjeux, car selon la loi la propriété d'un mort doit être mise aux enchères. C'est une occasion pour la ville de s'unir contre Hearst, derrière les propositions d'enchères émises par le shérif Seth Bullock (Timothy Olyphant), son ami le commerçant et politicien Sol Star (John Hawkes) et d'autres. Ce sera Alma Ellsworth qui emportera le terrain, sauvant symboliquement la ville et son lien avec Utter.

Troisièmement: d'autres personnages, souvent authentiques, suivent le cours de leur vie. La prostituée Trixie (Paula Malcolmson), qui a joué un rôle important dans la résistance à Hearst dans la série, est en ménage paradoxal avec Sol Star, ancien maire. Ils ont même un enfant au début du film, et décident avant la fin du film de se marier. Mais il faut faire vite, car Al Swearengen (Ian McShane), autorité locale et "père de substitution" pour Trixie en même temps que son proxénète, est probablement mourant... et pendant ce temps, Hearst complote, Bullock se bat, et la vie continue à Deadwood.

C'est d'abord et avant tout une galerie formidable de personnages, qui ont acquis de la part du spectateur attentif ce changement interne de morale qui est absolument indispensable à la compréhension de la série. "L'intérêt supérieur" de Deadwood est ce qui tient tous ces personnages ensemble, donc. On est prêt à le croire, mais ce qu'on veut surtout, c'est retrouver ici tous ceux dont la verve, les manigances, la vivacité nous ont tant plu: le chinois Wu (Keone Young), haut dignitaire de sa communauté acquis à Swearengen (qu'il appelle Swedgin), et qui ne peut toujours pas au bout de vingt années de présence à Deadwood parler Anglais; Johnny, le barman et homme à tout faire du Gem, qui a un QI de betterave; E.B. Farnum (Williama Sanderson), l'historique hôtelier et maire honoraire, plus manoeuvrier que méchant, et qui est méprisé par tous (à commencer par lui-même), Jewel (Geri Jewell), la femme de ménage de Swearengen qui a un handicap physique lourd ainsi qu'une langue bien pendue, ou le Docteur Cochran (Brad Dourif), qui doit soigner tout un chacun et aussi se substituer à la conscience de beaucoup, ou encore Calamity Jane (ça y est, elle a enfin son surnom dans le film), qui est une adorable alcoolique (Robin Weigert), dotée d'un langage atrocement grossier et d'une poltronnerie qui la dérange en tant qu'ancienne compagne de route de Wild Bill Hickcok: la liste pourrait encore être très longue... mais ils sont là, tous là, pour notre plus grand plaisir, éclairant l'histoire ou offrant des variations fascinantes sur la vérité, mais tous plus Américains les uns que les autres.

 

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Published by François Massarelli - dans Western