Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
19 juillet 2021 1 19 /07 /juillet /2021 09:43

Jenny (Françoise Rosay), de son vrai nom Jeanne, est un grand nom d'une certaine idée du tout Paris: dans un hôtel particulier du XVIe arrondissement, elle a un bar qui met en relation des clients masculins avec des jeunes femmes... De manière plus ou moins officielle. Mais sa fille Danielle (Lisette Lanvin), une pianiste en vue qui vit à Londres, ignore cette partie de la vie de sa mère, alors quand elle se rend à Paris, Jenny doit improviser, et notamment déménager en urgence afin d'éviter que Danielle ne soit confrontée à la réalité. Par ailleurs, elle s'aperçoit que son jeune protégé Lucien (Albert Préjean) se lasse d'être sous sa tutelle, et voudrait mieux qu'un arrangement avec une femme mûre. Pour compliquer les choses, la boîte de Jenny est au coeur d'une lutte de pouvoir avec les gangsters   Benoît (Charles Vanel) et le bossu "Dromadaire" (Jean-Louis Barrault)...

Ce résumé un peu compliqué donne l'impression que le film est soit une comédie graveleuse, soit un assez classique mélodrame. C'est plutôt un drame, mais d'un genre inédit... Assistant de Feyder en 1928, puis de nouveau à partir de 1934, Carné a rongé son frein durant plusieurs années, possédé d'une passion absolue pour le septième art, et il avait des idées, des envies et de l'ambition: pour lui la mise en scène venait en droite ligne des Etats-Unis et d'Allemagne, de Sternberg d'un côté et de Murnau de l'autre, des cinéastes qui le passionnaient.

Jenny est donc, après un exercice de style sous la forme d'un documentaire muet en 1929 (Nogent), le premier film d'un metteur en scène futur surdoué, et il est assez difficile de croire qu'il s'agisse d'un novice, tant la mise en scène est assurée, riche et maîtrisée. Il sait installer une atmosphère, et tout en bénéficiant d'un dialoguiste exceptionnel (Prévert!) avec lequel il va écrire quelques-unes des plus belles pages du cinéma Français, il réussit à ne pas se vautrer dans la facilité qui consisterait à laisser le dialogue faire tout le travail! Il se sort fort bien de sa direction d'acteurs, et ce n'est pas peu dire quand on voit les monstres sacrés accumulés au générique.

Et sous le vernis d'un mélodrame populaire, Carné fait déjà poindre son envie d'ailleurs, à travers deux amoureux à contre-courant, un gigolo qui n'a jamais rencontré de femme qui lui plaise et qui accepte l'amour d'une femme plus âgée par désoeuvrement, et une jeune femme ignorante du milieu, soudainement confrontée à une réalité sordide, dans laquelle Lucien servira de chevalier blanc. Leur coup de foudre est le premier d'une longue série, et si Préjean et Lisette Lanvin sont un peu à côté, ils sont malgré tout très bons et excellemment dirigés.

Carné se sert aussi de ce film pour commencer à montrer, en contrebande, des couples d'hommes plus ou moins évidents. Ici, pas moins de deux: les deux malfrats, Vanel et Barrault, l'un ne va jamais sans l'autre; et Lucien est souvent flanqué d'un marquis pique-assiette qui ressemble à une parodie de sa relation avec Jenny. Le film ne fera sans doute pas trop de vagues, mais c'est malgré tout, en même temps qu'un croisement de Feyder et Carné, la naissance évidente d'un grand cinéaste, et de son univers: Paris, saisi dans ses contradictions, des paillettes d'une fausse boîte de nuit, au Paris de ceux qui travaillent, qui ressemble à Londres; les malfrats qui n'arrivent pas à empêcher qu'on les trouve sympathiques, et qui naviguent en eaux troubles en affichant leur différence ("et si ça me plaît à moi, de me faire toucher la bosse?"), l'évidence des regrets quand Françoise Rosay découvre à quelle point sa fille, qui lui ressemble tant, a contrairement à elle réussi à devenir une artiste sans se salir...

 

Partager cet article
Repost0
Published by François Massarelli - dans Marcel Carné