Même s'ils sont très Parisiens, Bastien et Alfred veulent changer d'air... Chômeurs ou de petits boulots en petits boulots, ils en viennent à rêver du Canada: comme le dit en permanence Bastien (Albert Préjean), c'est grand, et il y a "des Eskimos au Nord et des nègres et des Peaux-rouges au Sud"... C'est lui, d'ailleurs, qui souhaite y emmener son copain pour échapper aux entretiens d'embauche, aux figurations d'un jour. Alfred (Hubert Prélier), lui, suit son copain plus qu'autre chose. Mais arrivés au Hâvre, il leur faut attendre que le bateau, le paquebot Tenacity, répare une avarie. Dans la pension de famille où ils trompent l'ennui, ils se lient avec la petite serveuse Thérèse (Marie Glory): Bastien la drague effrontément entre deux rencontres d'un soir, et Alfred, lui, est amoureux...
C'est un film à part dans la carrière de Duvivier, mais d'abord parce que c'était le préféré de son auteur quand on lui demandait de choisir un film des années 30! Donc, la décennie de La tête d'un homme, de Pépé le Moko, de La Belle équipe et La fin du jour, excusez du peu... Dans l'état du film tel qu'on peut le voir aujourd'hui (et encore il me semble qu'il a même été considéré comme perdu corps et biens), ça peut étonner, tant il ressemble à un film de vacances...
Pourtant, le metteur en scène y montre tout son univers: il part d'ailleurs d'un étonnant prologue, une scène de danse tahitienne avec moult nudité, qui s'achève au bout d'une minute par le mot fin... Les héros sont au cinéma avec leur bande de copains, et parlent forcément, après la séance, d'exotisme! De la bande de sept ou huit gaillards qui fréquentent tous les mêmes studios Parisiens où ils gagnent de quoi survivre, Duvivier va en extraire deux, et les montrer partir vers leur terre promise, sous les moqueries des autres. Comme toujours chez Duvivier, le groupe semble résister à toute tentation de solidarité! Enfin, les deux vont tourner autour de la même femme, comme dans La belle équipe. Duvivier y montre en permanence son talent pour le gros plan pertinent et la composition de première classe... Et bien que ce soit une comédie, ça ne finira pas sans amertume. On parie qu'on ne verra jamais le Canada?
Pourtant, c'est un petit film, tourné par une équipe réduite à même le pavé Hâvrais, aussi souvent en extérieurs que possible. Du coup, on y parle relativement peu (avec Préjean, difficile de faire autrement que d'avoir du texte inutile, des "mon vieux", "mon pote", et autres "t'es une gentille fille"), et le film passe souvent par de poétiques décrochages narratifs: un tour en bateau dans le port du Hâvre, une promenade dans les bois ou une soirée sur la plage... Il flotte ici un air de liberté, malgré l'amertume qui pèse. Situé au Hâvre, le film n'est pas le Quai des brumes, mais participe quand même un peu à sa façon à l'émergence d'un courant du cinéma Français des années 30.