1939: Stanton Carlisle (Bradley Cooper), un homme inquiétant et mystérieux se joint à des forains dans un patelin à l'écart du monde. Il va s'installer et travailler parmi eux, et montrer assez vite des dispositions spectaculaires pour la manipulation du public, auquel on fait croire que le maître de cérémonie et son assistante possèdent des dons mentaux extraordinaires. Il monte un à un les échelons en ayant de plus en plus la confiance de ses pairs, et finit par "hériter" d'un système mis au point par un vieux forain alcoolique que Carlisle lui-même a plus ou moins poussé vers la tombe. Avec Molly (Rooney Mara), une artiste du cirque (Spécialisée dans... l'électrocution, on peut parler de coup de foudre) qu'il a plus ou moins embobiné, Stanton change de registre et va désormais se produire en ville, dans des salons et des hôtels de luxe. Il attire l'attention de l'étrange psychiatre Lilith Ritter (Cate Blanchett), avec laquelle il monte une escroquerie à grande échelle pour soutirer de l'argent de nombreuses personnes de la bonne société New Yorkaise...
Ca a surpris, forcément, ceux qui attendaient de Del Toro une suite au Labyrinthe de Pan, ou à The shape of water. Mais le metteur en scène a décidé de changer d'univers et déploie ainsi son talent stylistique pour une histoire dans laquelle rien de surnaturel n'effleure, y compris ou surtout d'autant plus qu'il est question ici de don, de transmission de pensée, de fantômes, de médiums et de visite d'entre les morts... Mais pour ce faire, le réalisateur effectue un remake d'un classique du film noir, réalisé en 1947 par Edmund Goulding. Un remake qui va se servir de toute l'expressivité de son metteur en scène pour devenir un tour de force baroque. On n'en attendait pas moins...
Place donc à une intrigue qui part, sinon à la source, d'un passé qui hante le personnage principal. Il est troublant de voir à quel point Bradley Cooper a joué son personnage comme un homme démoniaque, dont les blessures évoquées finissent toujours par remonter à des crimes. Le film, d'ailleurs, commence sans équivoque, par nous montrer l'homme transportant dans une maison délabrée un cadavre, le dissimulant dans une cachette sur le plancher avant de mettre le feu à la baraque: Stan est pour tout le reste du film associé à cette image diabolique... C'est le hasard qui le conduit vers les forains, mais son talent de manipulateur est phénoménal et tout se passe comme s'il poussait les gens à l'aimer, ou l'engager, ou le suivre. Son travail de bonimenteur sera donc basé sur un talent naturel...
Del Toro prend le temps d'installer un univers de fête foraine qui est d'une incroyable richesse, en laissant libre cours à ses penchants esthétiques, associant les contraires et cherchant la beauté dans les coulisses du monde: la galerie de portraits qui s'ensuit est fabuleuse: Clem (Willem Dafoe), le propriétaire des lieux, est un paradoxe vivant, un forain qui tente de faire avec rigueur et honnêteté un boulot qui consiste à mentir et duper pour soutirer de l'argent, mais légalement. Zeena, la montreuse de cartes (Toni Collette), a vu venir le jeune homme et l'accueille sans ambiguité: elle sait qu'il apportera son lot d'ennuis. Son compagnon, Pete (David Strathaim), est un vieil homme lessivé que l'alcool a complètement ravagé. Molly est une jeune artiste de cirque qui a hérité de la vocation mais qui est sous la protection des larges épaules de Bruno, le costaud (Ron Perlman) dont le meilleur ami est le major Mosquito (Mark Povinelli), homologué (dit la publicité de la foire) comme étant le plus petit homme du monde... D'autres artistes seront vus, sans avoir à proprement parler des rôles de premier plan: un contorsionniste, un homme au système pileux envahissant, des "pinheads", une femme-araignée sortie tout droit de The show, de Tod Browning, des hommes-canons... Et un Geek.
Tel Tod Browning dans certains de ses films (The unholy three, The show, West of Zanzibar, Mark of the vampire et Miracles for sale), le réalisateur va donner les clés de quelques techniques de manipulation du public et autres attractions. Parmi ces dernières on prêtera d'autant plus attention au "geek" qu'il est souligné à plusieurs reprises. C'est donc un artiste de cirque, mais ce que révèle Clem à Stan dans la première demi-heure, c'est qu'il s'agit d'un homme qui est arrivé au bout du rouleau, soit alcoolique, soit junkie. A cette époque, nous révèle le professionnel, les vétérans qui sont revenus opiomanes sont tellement nombreux, il suffit de tomber sur celui qui est allé au bout de son humanité. Le personnage en question, qui va marquer de son empreinte le film tout en étant pratiquement cantonné à sa première demi-heure, est vu pour la première fois quand il croque un poulet en public.
Vivant, bien sûr.
Et pourtant c'est un film noir, dans lequel le personnage sombre trouvera la femme fatale à sa mesure: inutile de dire qu'il ne s'agira pas de Molly, la frêle enfant de la balle, qui est incarnée ici par Rooney Mara dans un registre qui la rapproche d'autres femmes-enfants des films du metteur en scène, en premier lieu Ofelia (El Laberinto del Fauno) et Elisa (The shape of water). Mais cette fois elle n'est en aucun cas le centre du film... Par contre elle agira à plus d'une reprise en révélateur et en catalyseur. Elle permet aussi au personnage de Stan de perdre une partie de son caractère démoniaque. Non bien sûr, la femme fatale proverbiale du film est bien sûr l'étrange docteur Ritter, qui cache derrière ses manières des penchants pour la manipulation elle aussi, un carnet d'adresses pousse-au-crime, mais surtout des cicatrices mystérieuses... Des séquelles d'une agression perpétrée par l'un des hommes dont elle veut faire une de ses victimes en utilisant les manipulations pseudo-surnaturelles de Stan. Il s'agit donc d'un projet de vengeance, mais une vengeance dans laquelle Stanton est l'instrument, pas le véritable criminel.
Ce que confirme son statut dans le film: il est venu, il est passé, il a trompé son monde, et puis ...pouf! Le personnage est de toute façon un spécialiste de la séduction immédiate, mais a les plus grandes difficultés à se faire aimer ou à être crédible sur la distance. Bref, il va vers son destin, que je vous laisse évidemment découvrir dans ce nouveau conte noir, pas fantastique sans doute, mais vénéneux... ça oui! Un film dont l'atmosphère est une grande réussite, avec une galerie de personnages qu'on ira retrouver avec bonheur. Deux motivations pour Guillermo Del Toro à faire le film, à n'en pas douter...