1936, près d'un petit village en Italie: un brave menuisier et son fils vivent en paix, et le garçon, Carlo rêve sous la bienveillance de son père, comme le font les enfants de son âge. En voyant les avions, au début, il n'a pas vu autre chose que sa fascination pour ces engins, et n'a pas vu surtout ce qui l'attendait: Carlo, en effet, va mourir dans le bombardement accidentel de l'église de son village: des avions partis distribuer la mort en Espagne, et qui en revenant probablement en Allemagne, se sont délestés en passant... Son père, Gepetto, sera inconsolable. Jusqu'au jour où, n'en pouvant plus de passer tout son temps libre, puis tout son temps tout court, à boire devant la tombe de Carlo, il va décider de construire une réplique en bois de son fils! Adroit de ses mains, mais saoul, il construit une marionnette, en effet, avec un pin que Carlo avait planté...
Quand Gepetto va se coucher, il ne sait pas qu'il a eu un témoin dans son délire: Sébastian, un criquet très philosophe qui avait cru bon d'élire domicile dans l'arbre creux... Du coup, pour lui, la marionnette était son domicile; sauf que... le petit domicile reçoit une étrange visite pendant la nuit, celle de l'esprit du bois, qui va animer la marionnette, baptisée Pinocchio... Au réveil Gepetto découvrira que la marionnette mal foutue qu'il a construite pendant sa cuite est désormais très animée, désordonnée, espiègle, et... énergique! Une marionnette qui ne pouvait pas plus mal tomber: engagée dans la guerre, l'Italie fasciste n'est pas un endroit très rassurant pour un petit garçon, à plus forte raison s'il sort de l'ordinaire...
Guillermo del Toro, qui portait ce projet depuis longtemps, souhaitait le faire en animation stop-motion, soit image par image... Cette technique qui consiste à filmer, une image après l'autre, des marionnettes qui sont faites de parties construites spécialement pour couvrir toutes les positions possibles, toutes les expressions possibles. Soit un travail de titan... C'est bien sûr à porter au crédit des deux co-réalisateurs del Toro et Gustafson, que de souligner qu'on a l'impression la plupart du temps que ce plan a été abandonné et que le film a en fait été tourné en images de synthèse, tellement le résultat est beau, fluide, et... infiniment supérieur à tout ce que vous pouvez imaginer en termes d'animation 3D malgré tout. D'une part parce que c'est graphiquement très original (ce qu'on ne peut plus guère dire de la plupart des films d'animation en 3D), et totalement dénué de toutes ces traditions, sales manies et raccourcis d'animation qui font que tous ces films se ressemblent. Ensuite, parce que si l'animation est d'une perfection rare (alors que le stop-motion porte en lui son imperfection, quand même, et la tradition a toujours été de ne pas le cacher complètement, voire de le souligner comme c'est le cas chez Aardman... Et rappelez-vous de King Kong!), la vie, le côté tangible de ce qui nous est montré, sont d'une véracité exceptionnelle. Bref, au bout de quelques minutes on n'a aucune peine à oublier l'artifice, et on s'immerge totalement dans le film...
Le fait qu'il y ait deux réalisateurs s'explique facilement: del Toro, depuis toujours, est un graphiste, un cinéphile aussi, très connaisseur de l'animation et du cinéma fantastique sous toutes ses formes... Mais il n'est pas du sérail de l'animation, et tout comme Tim Burton retournant à l'animation avec ses Noce funèbres, puis avec le long métrage Frankenweenie, avait du se faire accompagner, del Toro a donc fait appel à un animateur dont c'est, au passage, la première réalisation. On imagine que la division du travail s'est faite naturellement, et on ne doute pas un seul instant que la maîtrise globale du film soit à créditer à del Toro. Maintenant ce dernier n'est pas Walt Disney, soit un homme qui va créditer son seul nom au générique quand il n'a en réalité pas réalisé ni animé le film... Et il n'est pas non plus comme Burton sur The nightmare before Christmas (de Henry Selick) un producteur exécutif auquel tout le monde va attribuer la paternité du film alors qu'il n'en est rien... Non, ce film est du del Toro pur jus.
Probablement envisagée en hommage aux grands noms de l'animation (notamment le premier maître Starewitch dont l'influence est évidente, ne serait-ce qu'en raison du design particulièrement évocateur du criquet), le choix de l'animation réelle en volumes se justifie pleinement, d'une part parce qu'après tout il s'agit ici d'une histoire de marionnette et de marionnette animée, plus encore: d'une marionnette qui au fond d'elle-même, de par les circonstances, devient "un vrai petit garçon", leitmotiv des désirs de Pinocchio. D'autre part Guillermo del Toro voulait certainement se démarquer totalement de la production Disney de 1940, ainsi que de sa resucée contemporaine par Zemeckis, d'ailleurs sortie elle aussi ces jours-ci, les deux films étant en concurrence directe (sous les bannières ennemies de Netflix et Dinsey +). Donc on va le redire ici: non, ce film n'est pas l'actualisation par Disney du long métrage classique, et en passant mais quelle est cette sale manie de vouloir absolument oblitérer ses chefs d'oeuvre? passons... Le film de Guillermo del Toro est totalement original et s'il a décidé de retourner à la source, soit le roman de Collodi paru en 1881, il l'a aussi ancré dans la réalité de l'Italie fasciste, faisant de son film d'animation un cousin de L'échine du diable et du Labyrinthe de Pan, avec lesquels il partage d'ailleurs plus d'un aspect!
Car si le film retient la thématique propre à Pinocchio, qui à travers cette marionnette venue de nulle part et dont la vie se justifiait par la magie, se voulait une satire morale et sociale, tout en étant l'histoire d'un être décalé et n'ayant sa place nulle part, del Toro en fait aussi un drame du XXe siècle, ancré dans cette période noire de la montée puis du délire des extrêmes. Et si Pinocchio, Gepetto et compagnie vont bien affronter des dangers fantastiques, dont un gigantesque poisson au fond duquel il vont séjourner un temps, ce sont les monstres humains qui seront les plus redoutables, et leur univers envahissant, fait de bombes, de camp d'entrainement pour jeunes garçons innocents transformés en machines à tuer, de champs de mines, et de posters du Duce (qui est d'ailleurs présent dans le film, avec son front bas et son air de ne rien avoir inventé du tout faute de matière grise) est omniprésent dans le film. Mais au passage, les braves gens ne sont pas en reste: quand Carlo est encore vivant, et que Gepetto se rend au village pour travailler sur un crucifix à l'église, il est salué par la population, et accueilli à bras ouverts par le prêtre de la paroisse. Mais quand il a tout plaqué suite au décès de son fils, il est complètement lâché par la population, et le prêtre participe à la curée (si j'ose dire) d'autant que le vieux menuisier a laissé sa statue du Christ en plan. Mais le prêtre semble bien, dans ce film, être le premier à mettre sa soutane au service du fascisme. Un point que je ne vais pas développer tant il me semble se suffire à lui-même!
Et à l'univers fantastique du film (le poisson, le criquet qui parle, les lapins gardiens du purgatoire, ou encore les deux "esprits", jumelles antagonistes, tiens, comme dans Okja de Bong Joon-ho, et également interprétées par Tilda Swinton!), parfois hostile mais dans lequel Pinocchio, lui même une créature extraordinaire, évolue sans heurts, del Toro oppose une galerie de personnages dominée par le comte Volpe, un marionnettiste qui va se saisir de l'opportunité formidable qu'est Pinocchio, et surtout le Podestat, dignitaire fasciste du village, qui est son principal villain. Et il fait particulièrement penser à d'autres personnages, notamment Sergi Lopez dans Le Labyrinthe, et surtout Michael Shannon dans The Shape of water... Un être profondément maléfique, qui semble attiré par l'innocence des enfants pour mieux la subvertir... Bref, un sale humain, quoi, le genre à faire la guerre, faire faire la guerre, servir la dictature, la haine et le mensonge. Autant d'écueils qui trouvent tous un écho dans le parcours semé d'embuches d'un petit garçon...
La musique, parlons-en même brièvement, a été confiée à Alexandre Desplat, qui ne s'est pas contenté d'écrire une partition comme d'habitude impeccable et brillante: tradition de l'animation oblige, il y a quelques chansons, et elles sont superbes... Elles accompagnent l'intrigue, bien sûr, sont parfois justifiées intrinsèquement, et surprennent par leur délicatesse et leur finesse. Il faut dire qu'on est tellement habitués au rouleau compresseur des musiques de film de chez Disney...
D'une richesse visuelle et thématique telle qu'un article n'y suffira jamais, brassant des thèmes incroyablement nombreux et pertinents, le film se pose en oeuvre majeure d'un parcours cinématographique que le réalisateur a voulu éclectique et gourmand. C'est aussi un film merveilleux dans lequel on se plaira à retourner, parce que... qu'est-ce que c'est beau!