Lydia Tàr, chef d'orchestre internationalement reconnue, vit une période de surexposition médiatique: d'une part un livre va sortir, résultat d'entretiens basés sur sa personne, dont elle fait la promotion, et d'autre part elle s'apprête à finir d'enregistrer une somme qui est l'aboutissement de sa carrière: toutes les symphonies de Mahler, pour la prestigieuse compagnie Deutsche Grammophon, à la tête de l'Orchestre Berlinois qu'elle a l'honneur de diriger depuis quelques temps.
Le revers de la médaille, c'est qu'en coulisses, les nombreuses affaires et frasques auxquelles son statut de star intouchable semblait lui donner droit, lui reviennent en pleine poire: une difficile succession à la tête de l'administration de l'orchestre, le suicide louche d'une jeune femme qu'elle a tout fait pour étouffer, des rumeurs de promotions canapé de la part de jeunes femmes dont elle aurait abusé, et des remontées insistantes d'étudiants outragés par son comportement de provocation permanente...
D'autant plus qu'elle a commis une faute: attirée par une jeune violoncelliste Russe aussi jolie que prometteuse, elle va tout faire pour l'attirer vers elle, au vu et au su de tous y compris et surtout de sa compagne Sharon, qui est, justement, premier violon de l'orchestre, donc directement sous son pupitre...
On va le dire une fois pour toutes, du reste Todd Field l'a dit et redit, c'est un film tourné autour de, et à la gloire de, Cate Blanchett; l'actrice, qui a repris des leçons d'allemand, a intégré les rudiments de la direction (énergique) d'orchestre, a interprété Bach au piano, et mène son monde d'un pas étourdissant, à la fois fascinante dans son volontarisme et redoutable dans son approche agressive du monde en général et de la musique en particulier. Ce film, c'est le récit d'un dérapage généralisé d'une femme qui a cru pouvoir adopter la fuite comme unique stratégie sociale, et a surtout cru préserver son pré-carré, la conduction d'orchestre, un domaine dans lequel elle a, il est vrai, une vraie compétence... Mais aussi un certain aveuglement, car Lydia Tàr, qui occupe un poste de direction élevé, et se comporte de façon un peu trop libre, aurait du voir les signes annonciateurs de sa chute...
Le film est entièrement habité d'une impressionnante recréation de ce qu'est le monde de la musique, de façon intime: Lydia Tàr ne vit que pour et par la musique, se voyant d'ailleurs reprocher par sa compagne d'avoir conservé un appartement à l'écart de chez elles, où elle peut se consacrer à la musique, et aussi accessoirement à des invitations, par exemple d'une soliste afin de se rapprocher d'elle. On n'a qu'un seul exemple dans le film, mais de toute évidence c'est une habitude ancrée... Mais si elle se permet des écarts de conduite, c'est plus de par son statut hiérarchique qu'elle le fait: la musique, on le voit bien, prime sur tout, tout le temps. Au point qu'au fur et à mesure du film, on voit l'agacement dans lequel des parasites sonores la précipitent... une scène la voit même se réveiller parce qu'elle entend un battement régulier, d'abord presque indistinct dans la bande-son, puis de plus en plus fort. C'est un métronome dans un placard. Qui l'a placé là et l'a mis en route? Nous ne le saurons pas... Même sa fille, Petra, qui est de l'aveu même de Sharon la seule personne que Lydia aime vraiment, semble vouloir la rejoindre en jouant au chef d'orchestre: c'est donc sur le terrain de la mère qu'elles se rejoignent...
Le récit de cette chute est effectué par une mise en scène enlevée, habitée, au plus près des acteurs et surtout de celle qui est, omniprésente et tumultueuse, à la fois sujet et point de vue. Mais pour donner encore plus de substance à son sujet, Field a enveloppé le film des atours d'une certaine véracité: allusions à la pandémie comme une halte définissant de nouveaux comportements, conflit éditorial sur les formats de publication, entre le LP Vinyl et les formats numériques, Tàr étant plutôt en faveur du premier, contre un label qui souhaite contrôler le marché du streaming en priorité, et une magistrale plongée dans le monde de la musique, qui passe par des dialogues où les allusions à d'autres chefs d'orchestre (Leonard Bernstein, Claudio Abbado, ou le cas de James Levine, souligné dans le film à cause de sa chute assez proche de celle de Lydia Tàr), ou encore des rappels pertinents de l'histoire de la musique, pour lesquels on n'aura pas besoin d'une licence de musicologie ou d'un master d'histoire de l'art, tellement le film les rend à la fois pertinents et surtout clairs y compris pour ceux qui ne connaitraient pas le sujet...
Et c'est rendu possible par deux choses,
d'une part une exposition qui nous donne à croire que le film sera presque un biopic ronronnant, avec Tàr en maîtresse de cérémonie imbue de sa personne, dans le rôle à la fois de la cheffe d'orchestre habitée, de l'enseignante odieuse et provocatrice, de l'interviewée qui en jette, et de la bête médiatique courtisée et crainte par tous et toutes. Une entrée en matière qui nous place au coeur de la tempête, en quelque sorte... Une impression de véracité entretenue par le fait que tous les musiciens de premier plan dans le film sont incarnés par des acteurs qui jouent pour de vrai.
et d'autre part, un générique de début qui ressemble fort à un générique de fin (tous les techniciens du film, les lieux de tournage, etc), une façon comme une autre de nous faire comprendre qu'au moment où commence ce long et beau film, tout est déjà consommé.
Mais magouilleuse en froid avec la justice, prédatrice sexuelle, manipulatrice, et même, dans une scène terrible, apparaissant comme une maniaque s'accrochant agressivement et désespérément à son pupitre, comment Lydia Tàr, fascinée et habitée par son art, réussira-t-elle à survivre à cette tempête? La réponse est dans le film.