Ce qui frappe de prime abord dans ce film muet tardif (Il est sorti en juillet 1930, et n'a pas obtenu un grand succès, à cette époque où on allait voir n'importe quoi du moment que ça parle), ce n'est pas tant la modernisation à laquelle se sont livrés Duvivier et son équipe; c'est bien plutôt la virtuosité du début, un montage extrêmement dynamique qui accompagne l'arrivée de Denise Baudu (Dita Parlo) à Paris. Le metteur en scène alterne des plans rapprochés de la jeune femme, en petite provinciale dépassée devant le gigantisme et la foule qui l'entourent, et des plans plus éloignés, comme pris sur le vif en pleine rue, de façon aussi réaliste que possible, ainsi que des plans qui établissent un motif qui reviendra tout au long du film: la publicité du magasin Au bonheur des dames, ce qui établit dès le départ l'inéluctable présence agressive du centre commercial qui donne son titre au film, mais aussi symbole du progrès. Virtuosité donc, qui est la marque du film en son entier, puisque Duvivier fait ici usage d'une caméra mobile (Et de quatre mousquetaires de l'image, dont un tout jeune Armand Thirard), d'un don pour les placements judicieux et novateurs de caméra qui son époustouflants: Quelques minutes après cette introduction, il nous fait vivre l'arrivée déçue de Denise au "Vieil Elbeuf", le magasin de son oncle Baudu (Armand Bour) en caméra subjective, tout en offrant des contrechamps qui établissent une comparaison méchante entre le flambant neuf magasin d'Octave Mouret, et la vieille échoppe miteuse du père Baudu... elle y rencontre deux protagonistes secondaires dont l'histoire va agir en qualité de contrepoint: Geneviève, sa cousine (Nadia Sibirskaïa), et son mari Colomban (Fabien Haziza).
Dès le départ, Denise sait qu'elle va devoir aller chercher un travail au Bonheur des Dames, et c'est avec un mélange d'effroi et de fascination qu'elle s'y rend. Immédiatement choisie pour être mannequin, elle va découvrir l'atmosphère de taquinerie blessante maintenue par ses collègues dans une séquence encore une fois impressionnante, dans laquelle Duvivier multiplie les points de vue, et d'une manière générale joue énormément sur le regard, comme pour appuyer les angoisses de Denise, qui n'est par exemple pas prête à se déshabiller, ou simplement à être vue. C'est dans ce contexte qu'elle rencontre Octave Mouret, interprété par Pierre de Guingand. Celui de Pot-Bouille (Confié par Duvivier à Gérard Philippe dans son adaptation de 1957) est un ambitieux qui se sert des femmes pour arriver à ses fins, mais on a le sentiment que cette version du personnage, situé plusieurs années après la réussite décrite par Zola dans Pot-Bouille, est différent: toujours le protégé d'une femme ("Madame Desforges", interprétée par Germaine Rouer), on a le sentiment qu'il se sert désormais de sa situation pour séduire les femmes. quoiqu'il en soit, il est au fond, bien que très carnassier dans son capitalisme, plutôt humain, et surtout il est amoureux de Denise, ce que celle-ci va mettre longtemps à comprendre...
Et puis ce film n'est pas une histoire d'amour; l'essentiel de l'intrigue réside dans l'essor inexorable du progrès représenté par ce magasin énorme et qui mange tout sur son passage, et le "Vieil Elbeuf" du père Baudu, soit le magasin à l'ancienne, un commerce à visage plus humain... Le film mène l'oncle de la jeune femme, qui retient des traits de plusieurs personnages du roman, à venir suite au décès de sa fille dans le grand magasin et tirer sur la foule des clients: Duvivier ici nous propose un parallèle dérangeant entre les scènes vues quelques séquences auparavant durant les soldes, et la panique qui suit le geste désespéré du vieux commerçant... comme si le progrès incarné par le grand magasin devait porter en lui le germe de la violence, de la folie, de l'assassinat (Baudu dans son geste abat une cliente); un constat qui va peut-être plus loin, ou du moins est plus démonstratif chez Duvivier que chez Zola: il faut dire que la crise est là, et du même coup le choix de moderniser l'action prend tout son sens, tout comme un autre motif aussi récurrent que celui de la publicité agressive: les plans de travaux d'agrandissement nombreux, et qui rythment la deuxième moitié du film. Ils consistent principalement en des images de destruction...
Pour ce film noir, très noir, Duvivier a choisi à l'imitation de Zola de rester sur une fin partiellement heureuse, puisque du chaos de leurs situations respectives (Denise a perdu les derniers membres de sa famille, et le Vieil Elbeuf fait désormais partie du passé, et Mouret n'est plus couvert par sa maîtresse qui se dit prête à se débarrasser de lui), les deux amants semblent désormais plus forts, au point que Denise décide d'embrasser la philosophie de Mouret et de devenir sa muse pour aller toujours plus loin, toujours plus fort. Les contrepoints de l'ensemble du film nous ont de toute façon persuadé que c'est illusoire, mais la fin est malgré tout un passage de témoin de madame Desforges à Denise, puisque c'est désormais sous l'influence d'une autre femme que Mouret va continuer à moderniser la ville et le commerce de Paris... L'ironie est magistrale, la mise en scène bouillonnante, et décidément le film, avec sa vision urbaine fascinée, son utilisation virtuose de la caméra et du point de vue, et son montage passionnant, est très réussi...