Le dernier mot, voilà ce qui a pu caractériser la perfection accomplie par Wilder dans ses deux films les plus brillants de la
période qui nous occupe. Aussi bien le « Nobody’s perfect » de Some like it hot que le « Shut up and deal » de The apartment sont des conclusions d’une grande élégance, des affirmations absolues de la maitrise du cinéaste sur son œuvre, qui résonnent encore longtemps après
avoir fini le visionnage. Autant dire tout de suite qu’il me semble un peu alarmant que le titre choisi pour ce 20e film soit précisément cette dernière réplique. La dévoiler d’entrée de jeu,
c’est vendre la peau de l’ours de façon un brin prématurée. Mais c’est aussi que cette réplique est celle qui va tout exorciser, et par tout, je veux dire 120 minutes corrosives, vulgaires,
provocantes et particulièrement épicées…
Climax, Nevada, la ville dans lequel se déroule le film, existe : on ne pourra donc pas (trop) accuser Wilder d’avoir cherché la
provocation jusque dans ses moindres recoins, mais bien sur il a choisi la ville dont le nom est synonyme d’orgasme comme lieu de la rencontre d’un certain nombre de personnages pour une suite
d’évènements qui vont entrainer un certain nombre de péripéties inévitables, et des changements dans un certain nombre de vies. Et puis on est dans l’Amérique profonde, celle ou le puritanisme
des uns s’accommode fort bien du relâchement des autres, à quelques encablures de las Vegas : le chanteur Dino (Dean Martin), en route pour L.A., s’arrête à Climax pour un plein. Il ne sait pas
qu’il est tombé sur un pompiste qui a de l’ambition : Barney (Cliff Osmond) écrit les paroles de chansons composées par son ami Orville (Ray walston). Ils prennent la décision d’empêcher le
chanteur, connu pour être un séducteur, de repartir, afin de placer des chansons. Le problème, c’est qu’Orville est marié et très amoureux, et donc très jaloux, et qu’en plus Barney entend bien
profiter de la faiblesse de Dino pour le beau sexe, afin d’endormir son sens critique. Les deux hommes conviennent donc d’échanger Zelda (Felicia Farr), l’épouse légitime, contre Polly ( Kim
Novak), une serveuse d’un bar louche, ce qui permettra à Orville de laisser Dino la séduire et de rendre le placement de chansons plus facile.
Prostitution, déjà évoquée dans les grandes largeurs sous son aspect mythologique dans Irma La
Douce, crise de la quarantaine, obsession sexuelle, envies soudaines au beau milieu de l’après midi, douches à deux, adultères, les figures évoquées dans le film ne manquent pas, et pour
Wilder, il ne s’agit plus d’appeler un chat autrement qu’un chat. Les dialogues, souvent effectués en duo (Orville – Barney, Dino – Zelda, Orville - Polly) sont truffés e gaillardise, comme il
sied… Et pourtant c’est assez triste. Un drame se joue dans ce film, celui de la frustration, mais pas de tout le monde : les deux femmes sont non seulement l’objet d’un troc assez crapuleux
(l'une sans le savoir, mais l'autre en est amèrement consciente), mais en plus elles souffrent. Bien sur Zelda est mariée à un homme qui a un cœur d’or, mais il est aussi si jaloux qu’elle n’en
peut plus, et il est clair qu’elle avait besoin d’un prétexte pour aller faire une pause. C’est donc approprié que cette fan de Dino, le chanteur, puisse trouver comme par enchantement au milieu
de cette pause Dino lui-même, servi sur un plateau, dans une scène de séduction assez délicate somme toute en dépit des circonstances (dans une caravane au milieu du désert) ; de son coté, Polly,
la serveuse revenue de tout pour repartir vers rien, découvre en Orville un homme aimant et délicat, et se laisse séduire par lui, alors que ce n’était bien sur pas prévu, mais cela lui permet
l’espace d’un instant d’être Mrs Orville Spooner, au lieu d’être une marchandise. Bien qu’il les oppose, en mettant en avant la douceur conjugale tranquille de Zelda et le coté charnel de Polly
(C’est Kim Novak, quand même), il les rend complémentaires, et on a presque l’impression qu’elles pourraient être amies…
Obsession, maitre mot d’un grand nombre de personnages de Wilder : ici, on a trois obsédés : Dino, bien sur, joué avec un grand
sens de l’autodérision par lui-même, ou presque, est annoncé dès l’ouverture : chanteur talentueux, mais qui boit sur scène, et qui truffe ses chansons d’apartés exposant ses deux passions, les
femmes et l’alcool. Sitôt mis en présence des traces d’une femme (nuisette, mannequin), il se met en marche, et n’aura de cesse que de l’ajouter à sa collection; un temps, il croit ou
feint de croire devoir se reposer un peu, ayant peut-être atteint un climax en matière de relations. Il est intéressant de constater que la seule relation sexuelle qu’il consommera durant le film
sera avec Zelda, qui pourrait, vu ses fréquentations, être la seule vraie dame qu’il ait jamais eue. Sauf que lui ne s’en est jamais aperçu, persuadé qu’il faisait la rencontre de Polly… Barney
est, lui, obsédé par la chanson, dans son versant économique. Il écrit, oui, mais elles sont toutes nulles, et la seule chose qu’il en retire, c’est d’imaginer le futur succès en espèces
sonnantes et trébuchantes. Son nom, ingrédient Wilderien, est Millsap : mélange entre « mill » (moulin : le coté besogneux d’un homme qui ne ménage pas ses efforts ?) et « sap », andouille, et le
fait est qu’il n’est pas précisément d’une grande classe. Quant à Orville J. Spooner (Encore un nom de minable), le prof de piano aux pulls en hommage à Bach et Beethoven, on aurait pu croire
qu’il était obsédé par la musique, mais non : sa manie, c’est la jalousie maladive, du même calibre que l’obsession manifestée par Tom Ewell dans The seven year
itch, les fantaisies visuelles en moins. Wilder a décidé d’être aussi réaliste que possible dans ce nouveau film, et laisse donc à André Prévin le soin de commenter ironiquement la
jalousie obsessionnelle du héros en truffant la partition de Fur Elise, de Beethoven, de rajouts de contrebasse à l’archet à chaque fois qu’Orville est jaloux. Un petit caillou, en apparence
anodin, lie d’ailleurs la jalousie et l’aventure improvisée à la fin du film entre Zelda et Dino : un mot laissé à l’attention du laitier par Zelda dans la bouteille de lait vide (afin
d’effectuer une commande) trouve un écho parfait dans les billets de banque laissés par le chanteur pour récompenser « Polly » dans une bouteille de whisky.
Fidèle à ses penchants pour l’amour vache qui le lie à son pays d’adoption, Wilder retrouve paradoxalement dans ce film à
vocation satirique les accents méchants de son Ace in the hole : rien de mieux que les déserts pour faire la radiographie de la médiocrité, semble-t-il…
sauf que si les femmes sont ici les deux clés du film, elles renvoient toutes les deux à Orville, le minable prof de piano, que l’une a épousé, et que l’autre a convoité, alors qu’on lui
promettait des frissons dans les bras du bellâtre à la mode. Et d’ailleurs, Orville aura gagné le droit de passer la nuit avec Polly après s’être conduit de façon chevaleresque avec elle, puisque
comme toujours chez Wilder (Daphné dans Some like it hot, Lord X dans Irma la Douce peuvent tout à fait en
témoigner), à force de prétendre, comme ici que Polly soit Zelda, elle devient vraiment la femme légitime d’Orville. Dino, lui, n’aura comme seul geste de remerciement qu’un lâcher négligent et
contractuel de billets… Eloge de la médiocrité, film qui montre un visage de l’Amérique qui cache de moins en moins son obsession sexuelle, Kiss me stupid
est un film qui vaut bien mieux que sa réputation.