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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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16 février 2019 6 16 /02 /février /2019 16:50

Après tant de films perdus (Les cinq premiers, à l'exception de quelques secondes de Satanas, une scène de séduction peu probante et dont la sensualité cadre mal avec le cinéma de Murnau tel qu'on le connait) on peut enfin voir l'un de ces petits drames que le metteur en scène a tourné avant la consécration qui viendrait de sa collaboration avec Erich Pommer, et pour un film seulement, d'un rocambolesque mais décisif séjour dans les Carpathes. Après avoir quasiment tourné en amateur pour l'acteur Ernst Hoffmann, et collaboré avec Veidt sur deux autres films, c'est à nouveau avec le grand acteur de Caligari qu'il va mettre ne scène ce sombre mélodrame, sur un script du en partie à Carl Mayer, qui travaille pour la deuxième fois avec Murnau. 

Eigil Börne (Olaf Fonss) est un médecin qui a dédié sa vie à son métier, et qui a rencontré le succès. Sa fiancée Hélène (Erna Morena) souffre en silence, elle qui nourrit une passion qui la dévore de l'intérieur pour son grand homme, mais ne souhaite pas trop le presser de se marier, afin qu'il se consacre à son métier. Mais un soir au théâtre, il rencontre la danseuse Lily (Gudrun Bruun Stephensen), qui lui tend un piège pour qu'il tombe dans ses bras: elle feint d'avoir mal aux jambes. Ils deviennent amants, et Eigil va rompre ses fiançailles avec Hélène afin de se marier avec Lily. Ils quittent la grande ville pour s'installer dans un petit village au bord de la mer; là, Eigil soigne un homme, un peintre devenu aveugle (Conrad Veidt). Après qu'une opération a réussi, Eigil tente de calmer ses remords vis-à-vis d'Hélène en lui rendant visite, mais il ne la verra pas; par contre, pendant son absence, Lily et le peintre tombent follement amoureux l'un de l'autre... 

Le sixième film de Murnau nous montre que si le metteur en scène en est encore à faire ses gammes (Le film étant un drame symbolique bien dans l'air du temps), il a ici des idées qui resteront: une façon d'utiliser à la fois les décors intérieurs des maisons et les extérieurs, notamment la nature pour suggérer des émotions ou des caractères, ce qui bien sur sera porté à sa plus noble expression dans le reste de l'oeuvre, dès Nosferatu. le film est aussi déjà remarquable par la façon toute personnelle d'aborder la peinture de l'échec sentimental, à travers un rectangle amoureux dans lequel ses quatre personnages sont prisonniers jusqu'à la fin du film. Ici, le destin se confond avec l'impossibilité de l'amour... A toutes fins utiles, rappelons que le film n'est pas, pas plus que ne le serait Schloss Vogelöd, voire Nosferatu ou Marizza pour en rester à des films de la première partie de la carrière du cinéaste, un film "expressionniste", même si la présence de Conrad veidt, après Caligari, rend possibles quelques apparitions de jeu et de détails qui renvoient aux expériences alors en vigueur: Murnau n'y sera sensible que parfois, préférant développer sa propre dramaturgie et sa science très personnelle de l'utilisation de l'espace, qui rappelons-le, mène à la maîtrise formelle des années 1924 à 1927: beaucoup de choses sont ici en germe...

Pour commencer, le film a beau installer un drame bourgeois qui verra évoluer un homme d'une femme à l'autre, Olaf Fonss a beau interpréter un médecin dédié à son art qui se rend malgré lui irrésistible, au moins momentanément pour deux femmes, le fait est que le docteur va souffrir: les premières scènes le montrent insensible à la passion évidente d'Hélène, dont la position dans la première moitié du film fait d'elle une "soeur Anne", à la fenêtre pour le guetter en permanence, qui ne verra jamais rien venir. Les deux fiancés, montrés dans la première séquence, sont séparés par le montage, et lorsque le médecin revient d'une entrevue pleine de promesses avec Lily, il propose le mariage à Hélène comme on passe la corde au cou. Il se ravise, et la quitte, en descendant un escalier: descente aux enfers, bien sur, qui sera à la fin relayée par une autre descente, celle de Lily après la consultation finale... Mais aussi par un plan du même escalier après la révélation de la mort de Lily: le médecin entame l'ascension qui le renverra aux côtés d'Hélène, avant de se raviser. Lily, au début du moins, est l'antithèse de l'ombrageuse Hélène qui ressent les effets du désir mais se refuse à l'exprimer (Du moins le spectateur sait-il à quoi s'en tenir!), et elle n'a aucun problème lorsqu'elle décide de jeter son dévolu sur le médecin (Qu'un cadrage approprié lui associe durant les scènes de la représentation de la danseuse). Son langage corporel, son exubérance et son naturel en matière d'expression des sentiments seront même repris par le médecin lui-même. Mais après l'apparition du peintre, la jeune femme est vue, dans la maison près de la mer, entre deux fenêtres, comme Hélène avant elle restait Gang in die Nacht 1face à une ouverture symbolisant l'éventualité de l'arrivée du médecin, Lily est comme désignée par le destin pour participer à un adultère, coincée entre son affection pour son mari, et la fascination engendrée par l'étrange aveugle... Celui-ci, joué par Veidt, est forcément très impressionnant à regarder; il arrive du reste comme Nosferatu, et comme le vieux Hitu dans Tabu, par la mer, sur une barque qui accoste lentement, l'homme debout sur le bateau étant à la fois une menace et un inéluctable signe du destin, d'ailleurs souligné par un cadre dessiné par l'arche d'un pont dans le champ de la caméra...

Donc Murnau explore déjà le destin contrarié d'un amour passager, dont la première victime va, à l'instar d'Hutter, littéralement mettre les deux amants dans les bras l'un de l'autre: lors d'un dîner organisé entre les deux époux et le peintre qui vient grâce au médecin de recouvrer la vue, le docteur Eigil met littéralement les deux futurs amants en contact, et scelle même leur union sans le savoir en partageant le vin avec eux. Ironiquement, lui qui vient de donner a vue à un non-voyant, qui était aveugle au trouble sensuel d'Hélène, est désormais aveugle face à l'inéluctable rapprochement entre le peintre et Lily, surtout que le jeune homme a vu la femme de ses rêves... Le peintre aveugle, bien que considéré comme un intrus dans le déroulement du film, un homme par lequel le scandale va arriver, est sans doute considéré par le scénario de ce film comme l'amant destiné à Lily, Eigil Börne devenant juste un instrument du destin: il est celui qui va, l'espace d'un instant, permettre le rapprochement des amoureux par le fait de donner la vue à cet homme, qui va ainsi voir la femme de sa vie. Et Lily, danseuse, qui demandait à Eigil si il l'estimait en tant qu'artiste, va de fait se trouver des affinités avec le peintre. Eigil est donc écarté, comme Hutter, et comme Matahi le seront plus tard dans l'oeuvre, de l'accomplissement nécessairement tragique de la destinée de sa bien-aimée... 

La nature de ce film, situé pour une bonne part sur les rives de la mer du nord, renvoie inéluctablement à Nosferatu. Comment ne pas penser à ces plans fascinants d'Ellen pensive devant les vagues, quant on voit ici les jeunes mariés se laisser aller à quelques images de bonheur, dans le vent? Mais si le film, comme je l'ai déjà dit, préfigure la suite de l'oeuvre par tant d'aspects, il est aussi et surtout une oeuvre de jeunesse qui se trouve au confluent de deux tendances: d'une part le désir d'images de Murnau, dont le sens de la composition est déjà fort aiguisé, et dont l'envie de tirer parti des décors et de la nature se manifeste dans chaque plan ou presque; et d'autre part le cinéma Allemand de l'époque, sous l'influence Danoise pour une large part (Ce sombre mélodrame dans lequel les protagonistes meurent ou sont voués à la solitude), mais sans céder de façon trop évidente aux sirènes expressionnistes, présentes certes, mais pas au détriment de tout le reste. Comme on le sait, c'est une voie très personnelle que le metteur en scène s'apprêtait à tracer, et dont il esquissait les contours avec ce film,faisant montre de ce qui est une solide assurance...

Pour finir, une note d'espoir: après des années de purgatoire (le film a été considéré comme perdu, puis retrouvé dans une copie privée d'intertitres, puis re-titré, mais sans grande conviction, pour les rares passages en cinémathèque, puis enfin retrouvé dans une version décente) et doté de titrages appropriées et enfin restauré en bonne et due forme, par la cinémathèque de Munich dans une version tellement belle qu'on doute parfois qu'il s'agisse d'un film de 1920. Cette merveille est sortie sur un DVD (seulement, mais il est très soigné) et fourni en sous-titres Anglais et Français, et c'est une merveille. 

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Published by François Massarelli - dans Friedrich Wilhelm Murnau Muet 1920 *