Le plus long des films de Pedro Almodovar commence par un générique prometteur: un moniteur, lors d'un tournage, montre le cadre dans lequel les acteurs du film en cours vont évoluer. On reconnait Penelope Cruz, et l'image finale, celle d'un metteur en scène de dos qui dirige son actrice, s'orne du crédit "Guion y direccion: Pedro Almodovar". Le décor est planté, il va être question de cinéma, de tournage, de film en cours, d'actrice, et... d'amour. La première séquence, d'abord énigmatique, montre un oeil en gros plan, au centre duquel l'image d'une jeune femme se dessine nettement. Elle lit le journal pour un homme aveugle, qui se présente sous le nom d'Harry Caine. Il s'agit en fait de Mateo Blanco, ancien cinéaste, devenu aveugle, et qui symboliquement a définitivement adopté son pseudonyme de scénariste quand un accident l'a privé de la vue. Il vient de rencontrer la jeune femme, et va la séduire, parce que désormais il veut "profiter de la vie". Nous sommes en 2008, et on va, au gré de souvenirs et de conversations, se promener entre 1992 et le présent du film, et faire la connaissance d'un certain nombre de personnages:
Judit Garcia (Bianca Portillo), l'agent de Mateo Blanco, qui a eu une aventure avec lui, et veille jalousement sur sa carrière et sa vie. depuis la cécité de son ami, elle est encore plus proche.
Diego (Tamar Novas), le fils de Judit, aussi proche de Mateo que peut l'être sa mère. Selon la version officielle, le père de Diego est un amant de passage.
Ernesto Martel (Jose Luis Gomez), riche industriel, qui se mêle de cinéma afin de rester près de sa maîtresse actrice.
Ernesto Martel Junior (Ruben Ochandiano), dit Ray X, le fils écrasé par son père, se passionne pour le cinéma, et en 2008 tente de prendre contact avec Mateo Blanco, dont il a filmé tout le tournage du dernier film.
Lena (Penelope Cruz): La jeune femme dont Ernesto Martel tombe amoureux en 1992, et qui afin de survivre, accepte de devenir sa maitresse. Elle est engagée par Mateo Blanco pour le tournage de son sixième film, Filles et valises, une comédie exubérante qui mêle des éléments de cinéma américain (Une actrice grimée en Audrey Hepburn) et de cinéma Espagnol (Notamment des éléments clairement tirés de Femmes au bord da la crise de nerfs).
Mateo Blanco (Lluis Homar), metteur en scène amoureux de son actrice, a fui le tournage avec elle, et a subi une humiliation: apprendre que son film, monté en son absence, est un navet absolu. Juste après, lui et Lena ont eu un accident dans lequel elle a perdu la vie, et lui, la vue. Depuis, il a décidé de changer d'identité, et est devenu Harry Caine.
Le film se voit sans grand effort, en dépit des changements permanents d'époque, et comme toujours des petits et gros secrets se font jour. certains sont de fausses pistes, d'autres non: qui est le père de Diego? Qui est Ray X, le jeune homme qui se présente au domicile d'Harry Caine comme un metteur en scène? Quelle est la part d'Ernesto Martel dans le sabotage du film Filles et valises? Quelle est la part de la jalouse Judit dans ce même sabotage, sachant qu'elle ne supportait pas Lena? Qu'est-il advenu du matériel du film?
Parallèlement aux questions ci-dessus, dont certaines trouvent des réponses, alors que d'autres non, Almodovar a comme d'habitude semé des indices, des petits riens, des tendances aussi: allusions au cinéma, à des films, des détails. On voit un extrait du Voyage en Italie, de Rosselini, qui trouve un léger écho dans les derniers jours de Lena et Mateo; on apprend incidemment que Mateo est amateur de bande-sons de films, qu'il aime à écouter maintenant qu'il ne peut plus les voir; c'est ainsi qu'il en vient à se trouver devant sa télévision, alors qu'une diffusion de son film maudit le surprend. Pour la première fois, il en entend un extrait, qui le fait bondir: les actrices jouent tellement faux! C'est à partir de là, et de révélations en cascade données par Judit, qu'il va prendre la décision qui s'impose: reprendre 14 années plus tard le montage, afin de donner une vraie vie au film qu'il a tant voulu faire avant de quasiment mourir. C'est le sens de la dernière scène: le cinéma avant tout, il faut achever son film... et c'est la fin d'un puzzle que plusieurs visionnages ne parviendront pas à épuiser...
Au passage, Almodovar généralement peu friand de ce genre de bonus, a fourni pour le DVD de ce film deux suppléments intéressants, qui prolongent des aspects du film: les relations très particulières entre Mateo et Diego y trouvent un éclairage passionnant, et la décision de Mateo de reprendre le montage y devient plus claire; une scène forte voit Mateo emmener Judit et Diego dans un restaurant "aveugle", ou l'on dîne dans l'obscurité totale, ce qui rend Judit très nerveuse, et insiste sur un aspect très important du film: le sensoriel (représenté bien sur dans le film dans les aventures libertines de Mateo qui ramène de belles inconnues chez lui, mais aussi dans le visionnage de films muets tournés par Ernesto Junior sur le plateau de Mateo, pour le compte de son père qui surveille jalousement sa maîtresse, et doit se faire aider de Lola Dueñas, qui lit sur les lèvres des gens filmés en cachette)... La scène est longue et très belle. Enfin, le DVD propose aussi La conseillère anthropophage, numéro d'actrice, tiré du film Filles et valises, film dans le film Etreintes brisées. Libertin, limite cochon (Sans pour autant qu'il s'agisse d'autre chose qu'un monologue), c'est du Almodovar de défoulement, d'ailleurs signé Mateo Blanco, alors que le scénario en est bien sûr attribué à Harry Caine. Ainsi le film est doté, même si c'est en supplément, de sa performance artistique saugrenue, comme tant d'autres films avant lui... et par la même occasion, la filiation du drame avec la comédie, de Etreintes brisées avec Femmes au bord de la crise de nerfs, est accomplie.
...avec du gaspacho, et un lit fumant.