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8 mars 2014 6 08 /03 /mars /2014 17:22

L'histoire de Victor Hugo en était déjà à sa troisième adaptation rien qu'en France, sans compter les courts métrages variés qui ont émaillé la première décennie du 20e siècle: Capellani, Méliès, Zecca, et d'autres ont constamment référé au roman fleuve d'Hugo avant que Capellani ne franchisse le pas avec sa version de 1912, déjà énorme selon les standards de l'époque (environ deux heures et quarante-cinq minutes). C'est à Henri Fescourt qu'on doit la belle version de 1925, qui profitait de la vogue du feuilleton pour s'installer dans la durée. Mais cette première version parlante est un monument... Et pour commencer, comme tant d'autres avant lui (Renoir s'attaquant à Zola avec Nana, ou Feyder s'attaquant à Pierre Benoît avec L'Atlantide), Raymond Bernard s'est persuadé de rester fidèle à Hugo, de faire de son roman le plus célèbre une adaptation aussi proche que possible... Pourtant Les Misérables est un film, un vrai! Pas seulement une belle illustration... Mais il a su essentiellement capter l'esprit d'Hugo, et a rendu avec ce film important le message du romancier, aussi naïf soit-il, particulièrement clair: traversant un passage-clé du XIXe siècle, de 1815 à 1832, Jean Valjean concentre en lui tous les enjeux d'un passage de l'humanité à l'ère moderne. Ecrit en 1862, le roman porte en lui un bilan de toute l'agitation qui a secoué le pays depuis la fin de l'empire jusqu'à l'avènement de la république (Du moins le croyait-on avant que le deuxième Napoléon ne fasse exactement comme son petit ancêtre et ne vole la république afin d'installer une dictature molle), mais aussi un bilan des aspirations de tant de pauvres et d'idéalistes qui ont assisté à la désagrégation des idées révolutionnaires, puis à la restauration de la monarchie (Louis XVIII, Charles X, puis Louis-Philippe) sans que quoi que ce soit change fondamentalement pour eux: la pauvreté est une fatalité, la faim inévitable. Jean Valjean a certes commis un crime lors de la révolution Française, mais c'était de voler un pain. Ni plus, ni moins... Il est donc fort bien placé pour représenter toute la misère du monde.

 

En 1815, le petit Napoléon vient de se rendre. Lors de la première scène du film, Valjean est un forçat, et il est occupé à redresser une statue qui menace de s'écrouler au frontispice d'une mairie. Il en gagnera la liberté, puisque cette action aura rendu service. On est bien peu de choses... Cette bonne action lui vaudra aussi d'être marqué à vie: il est l'homme trop costaud pour passer inaperçu, et le témoin Javert, le policier qui le suivra toute sa vie durant, le marquera à la culotte à partir de cette anecdote. Avec l'aide de Harry Baur (Valjean) et Charles Vanel (Javert), Bernard installe ses protagonistes de façon aussi frontale que possible, sans remettre quoi que ce soit en question: comme Hugo, il use avec bonheur de la grosse ficelle mélodramatique de la coïncidence, faisant de Javert la Nemesis de Valjean, qui ne peut être nommé qu'à proximité de son meilleur ennemi. La confrontation entre les deux monstres sacrés est impressionnante, mais on ne s'étonnera pas qu'elle tourne généralement à l'avantage de Vanel: il a beaucoup en jeu, il s'agit pour l'acteur de montrer de quelle façon l'humanité profonde de son personnage va percer sa carapace de fonctionnaire zélé, à l'insu de sa propre conscience. Harry Baur est un acteur extraordinaire, mais ici il doit incarner un homme minéral, statufié, insaisissable. Valjean est presque une idée, un idéal. Celui d'Hugo, bien sur, mais Bernard qui sait ce qui se trame en coulisses en ce début des années 30 n'est pas dupe, il sait à quel point la misère est éternelle...

Sous l'influence d'Hugo, cité en ouverture des trois parties du film, Bernard rappelle le double sens du mot "misérable" en axant sa deuxième partie autour des formidables Thénardier. Il n'a pas voulu le moindre angélisme, et c'est tant mieux, je pense qu'on tient avec ces brigands (Interprétés avec un génie particulièrement fier dans l'ignominie totale par Charles Dullin et Marguerite Moreno) le prototype même des salauds absolus, des gens qui ont compris que le monde est un ensemble de systèmes, et qu'il suffit finalement de trouver le sien, en volant ou exploitant ceux qui sont plus mal lotis... En contraste, la première partie du film confronte Jean Valjean à un "ange", un homme infiniment bon qui va lui permettre de se racheter toute sa vie, sur un coup de tête, quasiment: Monseigneur Myriel. Bernard a fait pour le bienfaiteur de Valjean un choix hautement symbolique, celui d'en confier le rôle à Henry Krauss, qui était Valjean dans la version de Capellani. L'anecdote des chandeliers, et la bonté de l'évèque trouvent un écho à la fin de la seconde partie avec un deuxième personnage religieux qui aide Valjean: une soeur va mentir à Javert pour couvrir la fuite de "Monsieur Madeleine". Elle clôt ainsi par une deuxième et dernière allusion à l'église la première partie du film. Hugo avait voulu montrer la religion comme une aide objective face à la misère, Bernard n'a pas souhaité le contredire, mais on n'y reviendra plus; le reste du film, soit deux parties (Les Thénardier, et Liberté, liberté chérie) est laïc, et tout y est affaire de choix: aider les pauvres, ou les dénoncer; profiter du système ou rester honnête; accepter la dictature ou la combattre et mourir... Hugo n'a jamais caché ses sympathies révolutionnaires dans l'intrigue, mais a choisi (On n'est jamais trop prudent...) une conclusion bien centriste: Valjean ne participe qu'à titre privé à la révolution, et uniquement parce qu'il est l'ange gardien de Marius, l'homme que s'est choisi sa fille adoptive Cosette. Néanmoins les images lyriques et frontales des barricades sont un des temps forts du film... Bernard y a en particulier montré l'importance de la révolte pour la jeunesse et réciproquement. Une façon de rappeler que la révolution est inhérente aussi bien au siècle qu'à l'être humain, d'où la mise en valeur d'Enjolras et sa fougue, ou de Gavroche et son langage fleuri...

Justement, le langage d'Hugo a été critiqué en 1862, par des bien-pensants qui n'avaient pas encore eu à lire L'assommoir... Mais Bernard, qui a choisi de renvoyer au texte initial aussi souvent que possible, a semble-t-il pris un certain plaisir à demander à ses acteurs de se vautrer dans ce langage fleuri et qui fait souvent mouche... Il a aussi privilégié le plus grand nombre de personnages possibles durant ses quatre heures et quarante-huit minutes de film. Là ou des passages auraient été laissés de côté, des personnages refondus, on a l'essentiel des intentions d'Hugo, ce qui débouche sur un pari audacieux: la mise en oeuvre de la dimension romanesque, rendue possible au cinéma par la mise en route de ce triptyque. La lisibilité obtenue par Bernard, qui a bénéficié de superbes décors et d'extérieurs Provençaux exceptionnels, fait plus que de fédérer ses spectateurs aux trois films: il obtient une oeuvre irrésistible, superbement construite autour d'une narration fluide et d'enchaînements magistraux. Lui qui a tant voulu faire une lecture définitive du roman se rappelle aussi qu'il est un cinéaste, et l'un des plus doués du muet: il sait installer une ambiance par l'image, aidé ou non par Arthur Honegger et sa partition splendide (Qui fait parfois penser à du Max Steiner par son recours constant aux motifs folkloriques "locaux"): la scène de Cosette partie chercher de l'eau à la source, dans un univers hostile et nocturne (Les Thénardier), ou encore les scènes également nocturnes de barricades (Liberté, Liberté chérie), la déambulation de Valjean, Marius sur le dos, dans les égouts(Liberté, Liberté chérie)... Le film accumule les morceaux de bravoure. Le plus notable des épisodes du film est sans doute cette extraordinaire montée du suspense (Liberté, Liberté chérie) alors que l'enterrement du général Lamarque se déroule devant la foule Parisienne, et que les révolutionnaires d'un côté, et les policiers de l'autre, se préparent à l'affrontement. On pense à la magnifique ouverture du Joueur d'échecs (1927), puis on se rappelle avec les scènes impressionnantes de bataille qui émaillent toute cette dernière partie, des surprenantes flambées de violence du Miracle de Loups (1924)...

Bien sûr avec 4h48, il ne faut pas s'attendre à une perfection absolue! Il y a des défauts, essentiellement dans l'interprétation: Florelle est absolument atroce dans le rôle de Fantine, et Orane Demazis est, sans être aussi nulle que dans ses interprétations pour Marcel Pignol, horripilante. Elle réussit toutefois à rendre sa mort touchante, après le sacrifice d'Eponine pour Marius (Le galant de Cosette, pas le fils de César...). On regrette le choix du metteur en scène d'accentuer le coté noir du film par des angles de caméra systématiquement de guingois, une étrange manie du cinéma Français (La fête à Henriette, tournée pourtant 20 ans après par Duvivier, possède dans ses parties "noires" le même attribut embarrassant), mais on ne se plaindra pas plus avant, d'autant que le film est quasiment revenu à sa forme de 1933, en trois parties dont toutes les scènes sont à peu près intactes, y compris ce fameux vol des chandeliers qui s'est si longtemps fait attendre, y compris dans la version sortie il y a quelques années chez Criterion. Les misérables est un classique essentiellement populaire encore une fois en référence à Hugo qui ne s'adressait pas aux élites (Ce que retrouvera la meilleure des versions à venir, celle de Riccardo Freda). Et le film est de fait l'une des oeuvres essentielles des années 30, bien plus qu'une simple (Quoique...) adaptation réussie d'un classique, ce qui ne serait déjà pas si mal: Raymond Bernard a signé avec ce film son chef d'oeuvre, et hélas, l'histoire lui a donné raison. Quelques années plus tard, Raymond Bernard a du lui aussi prendre la fuite afin d'éviter un destin proche, sinon pire, que celui d'un Valjean.

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Published by François Massarelli - dans Raymond Bernard