Voir Chaplin dans Limelight, après avoir revu au préalable tout ce qui a précédé, c'est être frappé par la nudité de son visage quand on le voit ici pour la première fois; d'ailleurs, c'est de dos qu'il fait sa première scène, en homme agé, de petite taille, à la silhouette encore bien fine pour son age, mais saoul; il monte avec peine un escalier, qui mène à une porte que l'alcool n'aidera pas à s'ouvrir; il ttitube, et sa gestuelle nous permet immédiatement de le reconnaitre. Mais sous son vrai visage, tel qu'en lui-même, sans aucune moustache lui, qui a toujours ou presque utilisé cet artifice, et a construit sa carrière, sa célébrité, sa fortune même sur un petit tas de poils qu'il se collait sous le nez...
Le film ne mettra pas longtemps à nous rassurer: si Chaplin a décidé d'apparaitre à visage découvert pour ce film, c'est sous un autre masque qu'il se dissimule, celui autour duquel il a tant tourné, depuis The bank ou The tramp en 1915: Limelight est un mélodrame, un film qui s'éloigne des leçons parfois embarrassantes que le metteur en scène et acteur a cru bon de vouloir donner dans les années 40. Et de fait, tout de suite devant cette histoire de vieux clown décati amoureux d'une jeune étoile, on ne peut s'empêcher de se demander: quelle part d'autobiographie contient ce film? une seule réponse s'impose: tout le film et rien, bien sur. Chaplin n'a finalement pas dérogé ici à ses vieux démons, et on se rappelle d'un autre clown, celui du Cirque, qui à la fin du film s'asseyait par terre avant de repartir vers de nouvelles aventures, pendant que le cirque pour lequel il avait travaillé partait dans une autre direction...
Calvero est un vieux clown lessivé et alcoolique, qui rentre chez lui un matin pour trouver une étrange odeur de gaz dans l'escalier: une voisine est en train de se suicider: il la sauve et appelle un médecin; elle s'uinstalle chez lui, et le vieil homme va patiemment lui redonner confiance en elle et en la vie, en son art aussi: elle est danseuse. Terry (Elle s'appelle Thereza) va en échange soutenir le vieil homme dans ses tentatives de retourner sur scène, en particulier lorsque la santé lui reviendra, et que sa nouvelle carrière de prima ballerina prendra son envol...
Rien de nouveau? Si, bien sur: d'une part, Chaplin situe son histoire dans le Londres de 1914, tout un symbole, et revit avec affection une nouvelle jeunesse par le biais de la peinture du monde du spectacle dans la capitale Anglaise, en cette année ou il l'a quittée pour devenir le phénomène que l'on sait... D'autre part, le dialogue aidant, Chaplin laisse à Terry (Claire Bloom, excellente) le soin de prononcer les mots d'amour qu'on attribuerait le plus souvent au vagabond, éternel ver de terre amoureux d'une étoile. Ici, c'est Terry qui se consume d'amour pour un homme trop vieux pour accepter cette offrande. c'ets là qu'il faut voir le principal thème entrepris par Chaplin: l'age. Celui qui, depuis qu'il vit le parfait amour avec Oona, a enfin paradoxalement admis son age, souhaite donc passer le relais, et ce passage de témoin doublé d'une mort en scène est relaté en deux bonnes heures, et parfaitement symbolisé par ce plan absolument sublime d'un Calvero mort, transporté sur un divan dans les coulisses immédiates de la scène ou se produit Terry. Sait-elle, alors qu'elle danse, que l'homme qu'elle aime est déja mort? Le film se clôt sur sa prestation, the show must go on, of course...
Il y a des défauts dans ce film, même si la plupart du temps, ce qui lui est reproché constitue en fait sa force: cette immersion dans le mélodrame, sans honte ni remords, est parfaitement assumée. Non, bien sur, le film possède déja le défaut d'être un film parlant; le metteur en scène, l'acteur sont des génies, c'est un fait, mais le dialoguiste ne peut s'empêcher d'en rajouter des tonnes... Sinon, la distance maintenue par la caméra de Karl Struss lors des scènes de danse, rendue indispensable par le fait que Claire Bloom était doublée, est gênante, nous empêchant de partager l'émotion resentie par Calvero par exemple lors de l'audition. Alors que Calvero, dans ses numéros, bénéficie d'une caméra virevoltante (Un exploit pour l'austère metteur en scène, on en conviendra, mais il n'a sans doute pas engagé le collaborateur de Murnau sur Sunrise pour lui faire clouer une caméra au sol...), on peine à voir autre chose dans ces scènes qu'une doublure brune del'actrice principale qui danse à la perfection: des plans purement génériques, en fait...
Mais on est heureux de retrouver plus d'une allusion au passé de Chaplin, son don pour le geste sur, et ce personnage de Calvero qui ressemble tant à notre vagabond favori; il a les mêmes obsessions aussi, une sorte de vague tendance artistique qui cache un insatiable désir de séduire (Le deuxième rêve de l'ivrogne, qui revoit ses succès passés en songe, le voit jouer la comédie avec Terry justement, et tenter de la séduire avec toute une batterie d'allusions parfois douteuses), avec cette gestuelle sensuelle (Toucher, gout et odeurs compris), et cette incroyable faculté à tout exprimer avec ses yeux. Mais plus encore, il rend un hommage appuyé à toute la profession, en invitant Snub Pollard (Figurant à ses côtés durant l'année 1914), Loyal Underwood (Un acteur minuscule, qui jouait dans ses films mutual) et bien sur le grand Buster Keaton a jouer à ses côtés. Les scènes qui immortalisent la collaboration des deux génies sont placées à la fin, un peu comme une apothéose de la partie "comédie" du film, même s'il convient d'être mesuré: ce n'est sans doute pas le feu d'artifice qu'on attendrait; il convient aussi de remettre les pendules à l'heure: contrairement à la légende, Keaton était très heureux de sa participation au film, et de fait, il est beaucoup plus qu'une silhouette, contrairement à son apparition dans Sunset Boulevard, par exemple... Chaplin envisageait un temps pour Limelight d'être son dernier film, il souhaitait donc ne pas partir sans rappeler d'ou il venait.
Voila qui clôt un nouveau chapitre de sa vie, sur une note une fois de plus triste: le film n'aura pas le succès escompté, et du coup le démon de tourner ressaisira Chaplin, qui tournera deux films encore, et je n'ai pas la moindre envie de les revoir, ni l'un, ni l'autre.