Lorsqu'à la fin de ce film Chaplin, dans le rôle de M. Verdoux, se dirige d'un pas résigné vers la guillotine, une immense tristesse se dégage de l'image, qui vient pourtant en écho du premier plan du film: on y voyait la tombe du "héros" du film, dont la voix enjouée et chantante entamait avec une grande légèreté la narration... Humour noir, ou burlesque, la tentation de faire rire est ce qui est peut-être le plus frappant de ce film tant le ton est grave. On peut renvoyer à The great dictator, et le paradoxe de devoir redécouvrir le film alors que nous savons qu'il était finalement très en-dessous de la vérité dans l'horreur de ce qu'il décrivait; ici, Chaplin sait désormais ce que vient de subir l'humanité, et il s'en sert pour nourrir son film... Donc le ton est noir, très noir, et le film a nourri la polémique, a donné à tous les détracteurs de Chaplin des armes et des arguments, et peu d'entre eux se sont retenus. C'est pourtant à un autre qu'il attribue l'étincelle créatrice, puisque au début de ce film il remercie Orson Welles pour l'idée initiale, à savoir une transposition de la vie de Landru. Mais dans le seul choix d'incarner un Landru après tant d'années dans les défroques d'un vagabond au grand coeur, qu'il soit soldat, évadé, golfeur ou ouvrier, Chaplin a commis un acte fort: pour commencer, il assume son age, et apparait presque tel qu'en lui-même à la fin de ce film; ensuite il rappelle à ceux qui l'auraient oublié qu'il n'est en rien un conteur angélique, et qu'il sait convoquer la méchanceté; il l'a jusqu'ici fait de manière déguisée, mais cette fois-ci, l'esprit noir est en pleine lumière.
M. Verdoux est un homme pas spécialement gâté par la vie, qui a fait un choix pragmatique simple: utiliser les ressources de veuves esseulées, en les mariant, puis en les tuant, et enfin en disparaissant. On assiste à sa chute, son arrestation, et son procès. Parallèlement, on assiste à l'évolution tumultueuse d'un monde en crise, d'un désastre à l'autre. Chaplin ne nomme pas les évènements, restant dans le vague quant aux dates et aux évènements historiques, mélangeant allègrement les époques (la crise est-elle celle de 1929? il y en a plusieurs...) en montrant par exemple des bistrots 1945, des guinguettes 1910, des toilettes 1947... Il donne une motivation personnelle à son "héros", en lui donnant une vraie famille, avec sa femme invalide, mais le fait que ceux-ci disparaissent du film par la grâce du dialogue les condamne à n'être que des comparses: en vérité, Verdoux est seul contre tous. Et s'il a parfois des gestes de pitié (La jeune femme ramassée dans la rue pour être la cobaye d'un poison, qu'il décide finalement de ne pas lui administrer) c'est parce qu'il se reconnait un peu trop dans sa victime potentielle. Du reste, de la plupart de ses victimes, nous ne voyons rien ou presque; Lydia, la seule de ses "épouses" dont nous faisons la connaissance avant qu'elle soit bel et bien exécutée, est une horrible mégère; des autres, nous voyons deux victimes potentielles, la douce Mme Grosnay, et l'insuportable Annabella Bonheur. Cette dernière justifie à elle toute seule l'épousicide... une façon d'atténuer la criminalité de Verdoux, et d'entrainer le public derrière lui, juste ce qu'il faut.
La construction reprend un peu celle de The great dictator, dans sa suite de scène plus ou moins jointes; évidemment, la quête de la richesse et les meurtres savamment calculés de Verdoux lient assez efficacement l'ensemble; mais comme dans son film précédent, Chaplin s'est réservé une tribune, et il sait après le discours final de son film anti-Hitler qu'il est forcément attendu au tournant... Son "Je vous attend là-haut, nous nous reverrons très vite" est une clé du film, bien sur, une façon de renvoyer la culpabilité de Verdoux à l'ensemble de l'humanité. C'est le sens de la dernière demi-heure, qui est sans doute la partie du film la plus nourrie des dernières années; comme si le criminel nous disait avoir perdu la foi dans le crime, parce qu'il se sent dépassé par l'humanité toute entière et sa propension à faire le mal. En tant que message, c'est peut-être agressif, mais c'est, finalement, un constat totalement valide, hélas.
La principale erreur des détracteurs du film et de son auteur est sans doute d'avoir recours à la confusion habituelle entre l'acteur (Cet homme qu'on aime aimer) et son personnage, mais aussi de croire que tout film doit avoir une morale: non, Verdoux n'est pas un héros, et ses crimes sont odieux, c'est un fait. si le film est une comédie, et si le personnage est bien un avatar de Chaplin, avec sa voix, sa gestuelle étourdissante, son charme naturel, ça n'est en aucun cas une invitation à le suivre. Le constat du film est une grosse claque dans la figure, ne l'oublions pas, et la comédie nous le rappelle en permanence, grâce à la faculté de Chaplin de passer du rire sardonique à l'évocation du drame. S'il recule devant la représentation du crime (L'anecdote de Lydia, qui meurt hors-champ, son exécution symbolisée par un trait musical qui enfle avant de s'arrêter brusquement), c'est qu'il n'est pas fou, et souhaite pouvoir faire passer son film: il avait raison, du reste, la vision du gentil Verdoux qui jardine tranquillement pendant que son incinérateur fontionne à plein régime est suffisamment violente pour ne pas en rajouter. Donc, le film est drôle, parfois trop (Je sais bien que Martha Raye, son faire-valoir en "Annabella" a été choisie parce qu'elle est irritante, mais elle est effectivement insupportable...), mais il est surtout grave, et cette humanité, montrée sous la forme d'une famille éplorée qui se demande ce qu'est devenue l'une d'entre eux, tombée en fait victime du Landru filmique, est en fait incapable de s'exprimer hors de l'agression: cette scène, situé au tout début sert non seulement à présenter de l'extérieur le personnage de Verdoux et le modus operandi du Barbe-Bleue (Femme seule, mariage précipité, ponts coupés avec la famille); elle permet aussi de juger de l'insuportable nature des autres...
En tout cas, le film a valu à Chaplin une haine indéfectible de la droite Américaine, dont soyons honnête il est évident qu'elle n'attendait que cela pour le montrer du doigt. La facture sera salée, puisque Chaplin va denoir fuir, et ne fera plus que trois films. plus grave, le succès ne sera plus jamais au rendez-vous, et le règlement de comptes avec l'Amérique va prendre la place de l'humanisme de Chaplin, qui s'exprime ici, paradoxalement, avec force. L'austérité naturelle de chaplin, qui prend ici le contrepied du film noir, se met au service d'un film encombrant et sombre, mais dont l'accès difficile est d'une honnêteté remarquable. Et le film est notable pour être l'un des rares à avoir osé rappeler que le héros d'un film n'est pas forcément un exemple (Il me vient à l'esprit que cette même année, Curtiz réalise The unsuspected, mais c'est un autre sujet...). Quant à la tristesse évoquée plus haut, eh bien, c'est peut-être parce que dans ce dernier plan, c'est un homme qu'on va exécuter; pire: c'est Chaplin.