Whedon ne fait rien comme tout le monde, et même si c'est en train de devenir partie intégrante de son image publique, un peu de la façon dont auparavant Tim Burton par exemple a été labellisé puis absorbé dans le sillage de son propre culte, on aime cette vision décalée, cette façon de prendre Hollywood, et le monde de la télévision, avec une approche systématiquement différente. Mais jusqu'à présent, l'heureux papa de Buffy the vampire slayer et Angel, le bienheureux metteur en scène des Avengers, le géniteur presque secret de Dollhouse et Firefly a pu s'imposer en auteur, comprendre essentiellement en scénariste autant, sinon plus, qu'en réalisateur ou producteur: ce qui lie les 144 épisodes de Buffy, par exemple, ce sont les personnages, le contexte particulier, et le talent à mettre en mots les situations rocambolesques vues à l'écran. Des critiques ont d'ailleurs parlé de 'Whedonese' pour désigner le langage particulier, fait de mots ou expressions altérés, de timing parfait et d'invention burlesque utilisé pour verbaliser les apocalypses généralement mise en scène par le monsieur ou par les réalisateurs (Drew Goddard, Tim Minear, ...) des épisodes des séries concernées. C'est pourquoi on n'imaginait pas Whedon s'attaquer à Shakespeare. Non pour des questions de noblesse ou d'intellect, ou quoi que ce soit d'autre, la culture du monsieur ne faisant aucun doute, mais envisager un film de Joss Whedon dont ce dernier n'aurait pas assuré ou supervisé le dialogue était jusqu'à présent bien difficile. Comment du reste imposer à un film adapté d'une comédie de Shakespeare une réplique aussi établie que le fameux "We've got a Hulk" de Iron Man (The avengers), ou le magnifique échange entre Nathan Fillion et Alan Tudyk qui ouvre Serenity:
Wash (Tudyk): This landing is gonna get pretty interesting.
Mal (Fillion): Define "interesting".
Wash: Oh God, oh God, we're all going to die?
(Wash: cet atterissage va être particulièrement intéressant.
Mal: Donne-moi une définition de "intéressant".
Wash: "Mon dieu, mon dieu, nous allons tous mourir!")
Donc, dans ce film tourné dans sa propre maison de Santa Monica, avec des acteurs qui sont venus vêtus de leurs propres habits (Comme pour la web-série Dr Horrible), Whedon a tourné en douze jours avec une équipe réduite, en vidéo numérique et en noir et blanc, une adaptation de Much ado about nothing, "beaucoup de bruit pour rien", l'une des plus connues, et plus réjouissantes, comédies du barde. Les acteurs ont été choisis comme d'habitude par Whedon, en raison de leur capacité à varier les émotions, et si la plupart sont issus de la comédie, beaucoup viennent de la télévision, et ce ne sera pas une surprise quand on connait Whedon, une grande partie d'entre eux viennent justement de l'univers Whedonien: pour commencer, les deux principaux acteurs, Amy Acker (Beatrice) et Alexis Denisof (Benedick) ont déjà incarné une paire amoureuse comique et compliquée avant que ça ne vire au noir, dans la série Angel; les deux 'adultes', Leonato et le prince Pedro, sont interprétés par Clark Gregg (The Avengers) et Reed Diamond (Dollhouse). Fran Kranz (Dollhouse) est ici Claudio, le fougueux amoureux d'Hero, et Sean Maher (Firefly) est le méchant Prince félon qui va précipiter le drame... On se réjouit de voir Nathan Fillion (Firefly, Buffy) et Tom Lenk (Buffy) se partager les rôles des pandores profondément stupides, qui malgré eux et malgré leur lourdeur font grandement progresser l'action tout en commettant d'odieux crimes contre la langue Anglaise...
Rappelons l'intrigue de cette pièce, située à Messine dans l'original, et visible à Santa Monica, de nos jours dans le film: lors d'une fête organisée pour le retour des héros de la guerre, le prince Pedro est venu avec le jeune Claudio chez son ami Leonato. Claudio tombe amoureux de la fille de celui-ci, Hero, et Beatrice la cousine de cette dernière se fait une fois de plus remarquer par ses chamailleries constantes avec Benedick, un des valeurreux compagnons de Pedro. Tout en arragent le mariage de Claudio et Hero, la compagnie va pousser les deux querelleurs impénitents à reconnaitre leur amour...
Ce n'est pas la première fois que Much ado about nothing est adapté au cinéma, avec un changement d'époque à la clé. La plus connue des versions précédentes, celle de Kenneth Branagh (1993) était tournée en Toscane, située vaguement dans un XIXe siècle approximatif, et comptait dans sa distribution un mélange déjà aventureux d'Américains et d'Anglais. Mais cette nouvelle version plaque le texte de Shakespeare sur une situation moderne, et de fait, ici, pas de tricherie (A part le recadrage inévitable d'une réplique attaquant les Juifs dans le texte original, impossible à justifier, et hors contexte de toute façon, et une légère condensation du texte original): c'est du Shakespeare pur jus. Mais la nouveauté, c'est qu'aucun des acteurs Américains ici présents ne tente de se faire passer pour Anglais, et que le texte passe très bien, sans heurts, de façon, mais oui, naturelle. Force reste bien sur à la comédie, que Whedon a su rendre très visuelle (En laissant Denisof et Acker faire l'essentiel du travail de comédie corporelle), et l'énergie déployée par tous, ainsi qu'une technique essentiellement de caméra à l'épaule (Dans une vraie maison, ce qui a du poser de nombreux problèmes techniques, n'en doutons pas) finissent par donner une robuste version d'une comédie déjà alerte. Contrairement à Branagh qui profitait de décors grandioses situés autour de la belle propriété dont il faisait le théâtre des opérations, jamais Whedon et ses acteurs ne sortent de la maison et du petit (Tout est relatif) jardin attenant...
Parler de l'amour en des termes moins noirs qu'à l'habitude, c'est ce que Shakespeare aura permis à Whedon de faire ici, puisqu'on sait que l'une des lois qui régit le petit monde de l'auteur de Buffy, c'est que lorsqu'une histoire permet à un couple de vivre heureux ou d'exprimer leur amour dans l'espoir de le partager longtemps (Willow, Tara; Wash, Zoe; Angel, Cordelia...), le désatre est inévitable. On aurait assez facilement attendu que Whedon s'attaque à Romeo and Juliet, bien sur! Pourtant, dans cette pièce, le barde William Shakespeare montre au contraire deux amours contrariés qui vont éventuellement triompher des barrières qui viennent se dresser devant les couples. Mais devant ce qui est bien sur la peinture d'une crise, on devine quelques secrets inavouables. Pour commencer, de quelle guerre reviennent ces messieurs en costumes, qui sortent de limousines dans lesquelles des pandores patibulaires les accompagnent? Ou sommes-nous exactement, et qui sont ces 'voisins' subalternes qui veillent au grain, agents de sécurité, agents secrets? Ensuite et surtout, Whedon a donné corps de façon insideuse à une réplique de la pièce, qui laissait entendre que Benedick et Beatrice avaient déjà été atirés l'un vers l'autre avant de devenir des querelleurs impénitents. Un flashback qui les montre faire l'amour confirme que les deux tourteraux, qui vont répondre de façon positive à leur affection mutuelle essentiellement par le biais d'un stratagème de leurs amis, n'en sont pas à leur coup d'essai. Et l'ouverture du film, détachée de tout contexte, nous montre un Benedick sombre qui quitte le lit de Beatrice, un matin. Ils se sont disputés, sans doute. Mais cette scène d'ouverture, qu'aucune explication ne viendra nous permettre de situer, est-elle supposée s'être passée avant ou après le film? Nul ne le saura, évidemment...
Aucun besoin d'appropriation de toute façon dans ce qui est une respectueuse expérience: Much ado about nothing est un film-hommage, à Shakespeare, et aux possibilités ouvertes du cinéma, permettant de passer du tournage monstre d'un blockbuster (The avengers) à la confection en douze jours d'une petite adaptation, tournée avec des amis chez lui. Et en prime, c'est un hommage amusé et amoureux aux acteurs qui sont tous venus en amis, et ont pris un malin plaisir à relever le défi, non seulement de parler le Shakespeare avec talent, mais aussi de s'exposer à des critiques qui ne manqueront pas de venir tenter de prouver que ce film n'était comme dit la formule consacrée, "ni fait ni à faire". Peu importe, car le résultat, dans un noir et blanc numérique qui ne s'imposait sans doute pas au-delà du marquage net d'une différenciation du film par rapport aux sagas de science-fiction qui ont fait la célébrité de Whedon, est une réussite, un film attachant, plein d'énergie, drôle au-delà du plaisir de retrouver des têtes familières dans des rôles inattendus. C'est un plaisir de cinéma, de texte aussi, qui réussit à laisser la pièce de Shakespeare à sa dimension de comédie impertinente, spirituelle, et physique.