Outre sa capacité à s'immerger complètement dans le mélodrame, Frank Borzage est aujourd'hui reconnu pour ses films allégoriques, dont on trouve une trace dès ses premiers courts et moyens métrages: ses petits westerns de 1917 sont à la fois des histoires réalistes et symboliques, et ensuite des films comme Humoresque, Lazybones ou d'autres agissent assez clairement comme des fables. Avec ce deuxième film réalisé pour Columbia, dans la foulée de Man's castle, il passe à la vitesse supérieure, et accomplit un film totalement de son temps, qu'il nous faut voir aujourd'hui non seulement comme un plaidoyer pacifiste, ce qu'il était consciemment -on sait l'horreur qu'avait Borzage pour la guerre, ce trouble-fête numéro 1 dans Seventh Heaven et Lucky star - mais aussi comme un film anti-fasciste par bien des cotés, ce qui va être prolongé par d'autres oeuvres, notamment Little man, what now, Three comrades et bien sur The mortal storm.
Le film est adapté d'un roman de Ferenc Molnar publié en 1906. Molnar est surtout connu pour sa pièce Liliom, ce qui fait de lui un déjà vieil ami... A Budapest après la première guerre mondiale, le film suit les aventures d'une bande de gamins, les Paul Street boys, qui se sont organisés en bande: ils ont un chef, l'autoritaire Boka (Jimmy Butler), une structure hiérarchique qui incorpore des officiers, des promotions...et un simple soldat, un seul, d'ailleurs souffre-douleur de la bande, le brave soldat Erno Nemecsek (George Breakston). Ils ont aussi un terrain à défendre, et des ennemis, les chemises rouges, des garçons plus vieux, et plus menaçants, menés par Feri Ats, interprété par Frankie Darro, un adolescent déjà vu dans de nombreux films Warner des années 30. Chaque groupe est fidèle à son leader charismatique, dont on sait que l'un d'entre eux est élu par son groupe: on assiste à l'élection de Boka, à la quasi-unanimité. Mais il y a un traître, le trouble Gereb (Jackie Searl); celui-ci va espionner pour le compte des "chemises rouges" après avoir perdu l'élection face à Boka.
Le personnage principal, c'est Nemecsek: bien que subalterne d'à peu près tous ses camarades, il met tout son coeur dans sa bande. Chargé systématiquement des sales besognes, il a une grande ambition, devenir un officier à son tour, afin de cesser d'être constamment à la traine, et lui aussi porter une casquette. Mais il sera reconnu à sa juste valeur, lors d'une de ses innombrables missions suicide, par les ennemis: Feri voit en lui un garçon courageux, admire sa loyauté; ce qui ne l'empêche pas de précipiter le garçon à l'eau, en guise de punition lorsqu'il le surprend à espionner les "chemises". Nemecsek est atteint très vite d'une pneumonie, après ses séjours dans l'eau, dus aussi bien à la bande de Boka qu'à celle de Ats, et il est très malade lorsque les choses s'enveniment entre les deux groupes. Il prend sur lui et décide d'apparaître au combat, et...
On connaît La guerre des boutons, et autres contes gentiment guerriers de l'enfance et de ses affrontements montés en épingle; mais ce film est dès le départ placé sous le signe dramatique de la guerre, avec un convaincant fondu-enchainé entre une vision du front de la première guerre mondiale, ou un homme s'interroge sur le bien-fondé de la guerre, et une salle de classe, ou le même homme plus vieux est représenté en maitre d'école chargé de faire passer la pilule, et d'indiquer aux enfants l'importance de mourir pour la patrie. Après, on sera constamment aux cotés des enfants, les seuls adultes qui aient vraiment un rôle dans le film étant les parents de Nemecsek, conscients de la santé déclinante de leur fils. On n'est donc pas dans un film qui s'abandonne à contempler avec indulgence les agissements proto-guerriers des enfants. En dépit des efforts des enfants pour s'amuser à faire leur petite guerre, le ton est très rapidement grave. Un gardien du terrain vague (Sur lequel des matériaux sont entreposés, en vue de la construction d'un immeuble) qui est un vétéran manchot du conflit mondial, a très vite fait le rapprochement. Le film nous montre donc que la guerre, ça tue, et le génie de Borzage pour être à la fois allégorique et réaliste fait une fois de plus des merveilles. Il s'approche au plus près des enfants, montre bien leurs intentions, qui sont de singer la guerre au plus près, sans prendre trop de risques (leurs armes sont après tout relativement inoffensives, contrairement à la pneumonie de Nemecsek); mais le mal est là: c'est afin de participer à la bataille héroïque que Nemecsek quitte son lit...
Il n'y a pas, parmi les deux bandes, de bons et de méchants: tous sont mis dos à dos, par un certain nombre de pratiques et d'anecdotes. Bien sur, dans un premier temps, on est du coté des Pal Street Boys, d'autant qu'ils vont agir démocratiquement, en mettant constamment l'accent sur les notions de loyauté et de droiture. de plus, ils sont démocrates! Alors, après avoir vu les manières de Feri Ats et de sa bande, on pense avoir trouvé le bon coté; et puis... d'une part, c'est Ats qui verra le premier les qualités humaines de Nemecsek, c'est lui aussi qui osera le visiter durant sa maladie, mais restera respectueusement à la porte de la boutique... De leur coté, les Pal Street Boys organisent un simulacre d'élection, plus basé sur la personnalité incontournable du leader Boka immanquablement réélu, et leur organisation hiérarchique qui incorpore un souffre-douleur renvoie à des groupes tristement actifs et célèbres en ces années 30. Le fait que Nemecsek soit à 100% complice de ses bourreaux, et tâche de faire peser sa loyauté dans le but de s'élever, ne change rien: il est une victime d'un système para-militaire, qui est basé sur le vide, pratique le culte du chef, et envoie des jeunes gens à leur perte. A ce titre, consciemment ou non, le film est une critique explicite d'une mécanique fasciste para-militaire, ou du moins d'une armée, ce qui je m'en excuse, revient pour ma part exactement au même...
L'interprétation est excellente, et ce en dépit de l'âge de la plupart des acteurs. Bien sur, Breakston, sur les épaules duquel le film repose presque tout entier, n'est pas en reste; Borzage s'est une fois de plus choisi un lieu apparemment à l'écart du monde, une marge avec ce terrain vague en transition, un endroit ou va pourtant se jouer le petit théâtre de l'humanité comme tant d'autres qu'il s'est choisi comme décor de ses films.
Ce très beau film rare vient une fois de plus nous montrer l'oeuvre d'un cinéaste attaché à montrer son horreur de la guerre et son attachement au respect de la dignité humaine. L'émouvant parcours de Nemecsek, le garçon qui a cru trouver un idéal dans la défense d'un terrain vague, se termine dans une série de plans très beaux, qui renvoient à bien des images allégoriques sur les conséquences de la guerre: au premier plan, la maman de Erno Nemecsek, son enfant sans vie dans les bras, et derrière elle tous les enfants des deux bandes rivales, unis derrière le symbole. Une coda qui voit les deux camps célébrer la mémoire du disparu, avec un clairon sur la joue duquel une larme coule, renvoie selon moi plus à un pessimisme déclaré sur la suite que prendront les évènements qu'à une volonté de montrer une célébration de l'héroïsme: ces garçons iront tous au conflit suivant, et beaucoup mourront, parce qu'il y aura toujours des leaders pour entrainer les autres, et toujours des petits soldats comme Erno pour aller au casse-pipe. Ce fut d'ailleurs le cas du jeune George Breakston. D'autres ont aussi participé, dont Jimmy Butler, qui contrairement à Breakston, y est resté.
Bref, No greater glory est un nouveau film essentiel de la veine "inquiète" de Frank Borzage... Et aussi l'un des plus déchirants.