Shane est un grand film, qui sait prendre son temps. Maintenant, ce qui explique qu'on ne le voit pas très souvent, c'est sa star, l'improbable Alan Ladd, un cow-boy à l'ancienne, un peu pâle quand même derrière ses bouclettes et son côté vertueux. Mais il est à porter au crédit de George Stevens d'avoir su capter la part d'ombre de l'acteur, et de l'avoir transcrite dans ce beau rôle, tout en utilisant de façon inattendue les limites des contours du personnage: Oui, Shane, comme Ladd, est un survivant du passé westernien, aussi bien en 1953 alors que le western est (comme toujours, soyons juste) en pleine mutation, que dans le contexte de son intrigue: Shane arrive en effet, dans une errance dont on va apprendre durant le film qu'elle est désormais son quotidien, chez des fermiers qui sont aux prises avec de gros éleveurs de bétail qui veulent les faire déguerpir, afin de s'approprier leurs terres. Or les fermiers, désireux de s'installer pour toujours et de construire une vraie société ouverte à tous, représentent en vérité l'avenir du développement de l'Ouest, et les cow-boys employés par les Ryker, la famille de gros éleveurs qui sont en fait les "outlaws" de l'histoire, sont eux en sursis. Shane qui a été l'un d'eux (Il a tout ce qui fait un "frontiersman" à l'ancienne: le savoir-faire au revolver, le don de se bagarrer avec efficacité, le courage.... et la veste à franges), le sait, et a accepté son destin.
Mais si Shane reste pendant un petit temps, et aide les fermiers dans leur travail (Très belle scène ou Ladd tombe la chemise pour couper du bois en compagnie de Van Heflin), ou dans leurs rapports compliqués avec leurs ennemis, c'est aussi qu'il y a une femme, Marian (Jean Arthur), l'épouse de Starrett, l'hôte de Shane. entre elle et le nouveau venu, le courant passe sans qu'un seul mot soit nécessaire. Elle va lutter, lui aussi, mais la tentation sera forte. Pourtant les travaux d'approche n'iront pas très loin: tout au plus va-t-elle lui montrer en rougissant comme une première communiante sa robe de mariée, et danser avec lui; Starrett, qui a compris, est prêt à se sacrifier pour eux, mais c'est Shane qui va finalement faire le travail, en trois coups de revolver, et en résolvant tous les problèmes. Seulement, lui qui a fait voeu de vivre sur la frontière, avec une arme, n'a pas sa place dans ce monde en voie de civilisation, ou il constitue, même avec des principes et une morale, un exemple à ne pas suivre pour Joey Starrett, le jeune garçon, qui est bien sûr fasciné par la vision de ce héros romantique d'un autre âge...
On comprend ce qui a attiré Clint Eastwood au point d'en faire un remake officieux, mais conscient (Pale Rider): Shane est plus qu'un survivant, c'est un anachronisme, comme d'autres personnages interprétés par Eastwood. Le personnage, vu par les yeux d'un jeune garçon, est aussi une tentation, celle d'une vie facile et à coup d'intimidation, de coups de flingue. Une vie en voie de disparition, remplacée par la décence et le bon voisinage... Tout en étant un western à l'ancienne, ce beau film anticipe sur le crépuscule du genre, et louvoie habilement entre le classicisme et les superbes westerns qui vont redéfinir, remodeler et finalement inévitablement détruire le genre... Et Stevens ne rate finalement absolument rien dans ce film, dont la rigueur de la mise en scène, l'art du cadrage, le timing et le goût pour une reconstitution particulièrement authentique, et les plans séquences austères, finissent d'en faire l'un des chefs d'oeuvre du genre. En tout cas, le préféré du dessinateur Morris, qui n'en a manifestement pas raté une miette!