Strange Cargo est un film bien embarrassant, qui semble par bien des aspects faire l'unanimité contre lui, zélateurs comme détracteurs de Frank Borzage s'entendant pour dénoncer une œuvre qui met forcément mal à l'aise, par son approche du fait religieux notamment. Pire, il a osé mêler de façon provocatrice le religieux et le sensuel, à travers une idylle sans fards qui s'exprime à travers les personnages de Clark Gable et de Joan Crawford, et dans le cadre pourtant ultra-sécurisé d'un film MGM ! Les ligues de religieux, catholiques puritains et fanatiques de toutes obédiences se sont rués sur le film pour en demander l'interdiction, et on en viendrait presque à les comprendre, du moins à comprendre, si on s'amuse à adopter leur point de vue, qu'ils l'aient demandé : l'histoire, après tout, est celle d'un groupe de bagnards évadés de Cayenne qui ont emmené une femme, Julie (Joan Crawford) parmi eux, celle-ci cherchant à quitter la spirale de la prostitution et passer aux Etst-Unis ; l'un des bagnards, l'individualiste Verne (Clark Gable) tente tous les travaux d'approche possibles pour séduire Julie, et va parvenir à ses fins dans l'intimité créée entre les deux sur un petit bateau à bord duquel les prisonniers vont finir leur périple...
A cette histoire sordide de rapprochement sensuel, Borzage ajoute ici un étonnant personnage, celui de Cambreau (Ian Hunter) , un bagnard qui semble venir de nulle part et se greffer sur les héros avant même leur évasion : après une sortie, Verne manque à l'appel des prisonniers, mais Cambreau est là pour compléter le nombre de 36 bagnards, permettant à Verne, de son coté, de prendre son temps dans une virée à l'extérieur, qui lui permettra de voir Julie. Puis Cambreau s'immisce dans les projets d'évasion d'un petit groupe, et va non seulement les aider en tout, mais également maintenir le moral des troupes, allant jusqu'à assister chaque homme mourant... Tous, y compris le cynique Hessler, un tueur de veuves à la Landru (Paul Lukas), s'accordent à reconnaître, voire admirer le dévouement presque surhumain de Cambreau, sauf Verne, que les manières trop polies, le laconisme et le recours à la bible de Cambreau agacent...
Borzage pose ici la question, à partir du personnage de Cambreau (Une performance énigmatique et comme toujours magnifiquement suggérée plutôt que jouée par Ian Hunter) de l'irruption du divin dans une entreprise privée, qui va accompagner le périple d'un groupe d'hommes certes, mais surtout accompagner Verne (Et Julie) jusqu'à la réalisation de leur amour, de leur nécessité de rédemption et pour Verne de l'importance de s'ouvrir aux autres, et de ne pas ses contenter de tout faire pour soi, mais bien de tendre la main aussi. C'est traité de façon à la fois subtile, les mots qui fâchent n'étant jamais trop clairement prononcés (Gable s'arrête avant de prononcer une phrase qui va lui faire comprendre la situation, en disant à Cambreau sur le point de se noyer, « On est tous Dieu, je suis Dieu, toi aussi, tu es... Il s'arrête, comprend, et sauve l'autre homme)...
Après il faut voir à choisir son camp : accepter d'avaler cette histoire de religion adaptée à un homme et un seul, et se régaler une fois de plus de l'irruption du divin dans l'amour, ou de la sensualité dans le religieux. Ce qui compte c'est que grâce à l'intervention inattendue d'un homme, Verne et Julie puissent enfin avancer en assumant ce qui est incontournable, leur amour... Soit on constate que cette fois, le cinéaste a été un cran trop loin dans la représentation d'une idée un peu folle, qu'il n'a pas su forcément mélanger aussi bien le profane et le sacré, et d'ailleurs le sacré tout en étant traité avec respect, est ici un peu trop appuyé dans le geste peu discret du plan de Victor Varconi qui se signe avant de prendre congé de Cambreau. Mais l'aventure de ces bagnards évadés, dans une Guyane poisseuse, ces personnages bien campés, avec Peter Lorre en mouchard corrompu jusqu'à la moelle, et Joan Crawford sommée de jouer sans maquillage, les aspects séduisants ne manquent pas dans ce qui reste un objet filmique non classable...