Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 avril 2011 7 24 /04 /avril /2011 10:22

A la fin de l'entre-deux guerres, nous sommes dans une petite ville perdue dans un improbable pays Est-Européen, des voyageurs perdus en attendant que la voie de chemin de fer soit dégagée de la neige qui l'encombre: deux hommes préoccupés par le cricket jusqu'à l'aveuglement, Chalders et Caldicott; une gouvernante qui rentre chez elle après 6 ans de bons et loyaux services; un musicien qui fait des recherches sur les traditions musicales anciennes, et une jeune femme qui doit retourner chez elle afin de se marier: elle a beau tenir de beaux discours, ça ressemble bien à un enterrement; enfin, un couple adultère dont l'homme est manifestement paranoïaque au point d'en devenir odieux, alors que la femme semble lasse du peu de perspectives offertes par leur statu quo. Tout ce petit monde est Britannique, et va donc prendre le train, et l'un d'entre eux va disparaitre: comme l'indique le titre, c'est une femme qui manquera à l'appel. Une autre femme, seule à admettre avoir vu la disparue, va devoir lutter contre tout le train, et même pire, pour la retrouver.

Le film prend son temps pour démarrer, il y a de bonnes raisons à cela; d'une part, Hitchcock se laisse aller à la comédie, dans cet hôtel bondé ou les gens doivent partager leurs chambres. il y prend un plaisir gourmand, alors pourquoi se priver... Sinon, il lui faut du temps pour exposer convenablement les tracas et problèmes de chacun, ce qui va payer plus tard. Enfin, il joue beaucoup sur la couleur locale: le langage est un savant mélange de consonances Italiennes et Allemandes, ce que l'allure Alpine et les simili-coutumes observées viennent compléter: on est donc dans un pays fasciste, et à de nombreuses occasions, les conversations le rappellent. Ce didactisme est-il du à Gilliatt et Launder, les auteurs du script? Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'Hitchcock n'ait pas signé cet aspect du film... Par ailleurs, dans cette demi-heure, Hitchcock place un étrange meurtre, celui d'un musicien qui semblait donner une sérénade à la vieille gouvernante. Le meurtre en question n'est pas gratuit, et nous permet de patienter en toute connaissance de cause, jouant le même rôle dans ce film que la première attaque de mouette sur Tippi Hedren dans The birds.

Tranches de vie contre tranches de gâteau: on sait qu'Hitchcock a toujours soigneusement évité dans ses interviews de trop pousser la chansonnette politique, prétendant souvent que son art n'est finalement que celui, sans idéologie, de l'illusionnisme enfantin. Mais on peut le voir dans le film, avec le grand Doppo, l'illusionniste collabo, on peut être à la fois prestidigitateur et engagé... le film est exactement ça: un film d'aventures, sis dans un train en marche, avec une intrigue splendide, totalement distrayant, et un film qui dit tout ce qu'il y a à dire sur cette drôle d'entre-deux-guerres qui occupait les esprits en 1938: il faut s'engager, ne pas rester à rien faire, sinon c'est la mort des démocraties.

Le train, métaphore de la vie, en même temps qu'outil excitant de vitesse et de mouvement puissant, Hitchcock tourne bien sûr autour depuis bien longtemps, et en a joué dans The 39 steps entre autres. Il y reviendra souvent, l'utilisant beaucoup pour faire se rencontrer les gens (Suspicion, Strangers on a train, North by northwest), pour dévoiler des intrigues (North by northwest), pour obliger des inconnus à cohabiter le temps d'une conversation (Strangers on a train). Ici, il coince ses voyageurs, que nous connaissons tous, dans un train durant plusieurs jours, et profite de tous les aspects de l'endroit, le coté longiligne de l'espace, la compartimentation forcée des cabines, mais aussi les tunnels, gares et aiguillages pour créer des difficultés  pour les personnages, bref, du suspense et de la tension! La façon dont Miss Froy disparaît est suffisamment intrigante pour que les doutes subsistent: nous l'avons vue, nous aussi, mais nous savons qu'Iris, la jeune femme qui la cherche, a reçu un coup sur la tête...

Le vide, sujet admirable de film, auquel Hitchcock souhaitait tant s'attaquer. Il disait à Truffaut vouloir réaliser un film dans lequel une conversation se tiendrait sur une chaîne de montage d'une usine automobile; on verrait le châssis, puis la carrosserie, la voiture serait alors peinte, puis finie. au moment d'ouvrir les portières, un cadavre tomberait... Bien sûr, il ne l'a jamais faite, mais s'en est souvent approché. On peut dire que le meurtre impossible d'Annabella Smith (The 39 steps) ressemble un peu à cela. Ici, c'est de disparition qu'il est question, et une fois partie Miss Froy semble ne rien avoir laissé à personne. Les seuls indices seront un nom écrit dans la poussière sur une vitre, un paquet de thé, et une paire de bésicles... 

Le train, on le voit bien dans le film, n'est pas qu'une métaphore de la vie, il est aussi doté d'un sens politique. N'oublions pas la préoccupation majeure de ces années de pré-guerre, l'avancée d'Hitler, l'Anschluss (Annexion de l'Autriche par l'Allemagne Nazie), les menaces sur la Tchéquoslovaquie, la Pologne... Les Anglais du film ont tous une raison de ne pas s'en soucier, préoccupés par leur nombril: les deux cricketomaniaques, la future mariée obsédée par l'auto-justification de son improbable mariage, le doux-dingue qui compile des musiques dont tout le monde se contrefiche, le couple en fuite perpétuelle... Seule miss Froy (C'est une espionne, ce qu'on apprend dans la dernière demi-heure, mais cette information est un Mac Guffin: une information vide de sens qui ne sert qu'à donner une motivation à certains personnages et certaines actions) a, on le verra, un rôle à jouer là-dedans. Et de fait, on se positionne dans le film, par rapport à elle. Admettre qu'on a vu Miss Froy, nous disent en substance Gilliatt, Launder et Hitchcock, c'est lutter contre la dictature et le Nazisme...

Tout le film fonctionne aussi sur cette ligne politique, avec ses deux camps bien délimités, et ses gens qui se révèlent dans l'action: le gentleman si épris de ses petits secrets douteux qui se dérobe de son couple adultère, se dérobe aussi politiquement; les deux fans de cricket (Naunton Wayne et Basil Radford) , en revanche, ont l'héroïsme à fleur de peau. Ils sont, après tout, plus Britanniques que tous les autres: ils aiment passionnément leur pays, et sa liberté... de parler cricket. Ils seront d'ailleurs employés par les scénaristes dans d'autres films... Tous les acteurs, surtout Margaret Lockwood en jeune femme qui vit sa première (Et peut-être la dernière) grande aventure, Paul Lukas en médecin louche, ou Dame May Whitty en Miss Froy, sont superbes. Le film aussi, c'est un classique, et l'un des meilleurs films d'Hitchcock, tout simplement.

Partager cet article
Repost0
Published by François Massarelli - dans Alfred Hitchcock Criterion