Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Présentation

  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
  • Contact

Recherche

Catégories

29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 07:11

The Mating Call est clairement un cas à part dans la fresque du cinéma Américain... Cruze, Hughes, ce film doit son existence à deux fortes têtes, l'un déterminé à continuer à jouer un rôle de premier plan, après avoir commis plusieurs films importants, l'autre décidé à devenir un nom qui compte parmi les producteurs de Hollywood: James Cruze a en effet réalisé The covered wagon , Hollywood, et Old ironsides; Howard Hughes tente avec insistance un assaut du box-office depuis quelques années: avec Lewis Milestone, on lui doit aussi Two Arabian knights qui obtint le rarissime Oscar pour la meilleure comédie. The mating call n'est pas un film fréquemment traité par les historiens, en raison d'abord de sa rareté. Il a disparu sans laisser de traces peu de temps après son exploitation, et bien que distribué par Paramount, il appartenait à Caddo pictures, la société de Hughes, et n'a pas pu bénéficier des conditions optimales de préservation d'un grand studio... Et sa position de production indépendante tend à l'éloigner des radars, également... Il a heureusement été redécouvert, puis restauré, dans le cadre d'une collaboration bienvenue entre TCM et Flicker alley, en même temps que deux autres films muets de Caddo: Two Arabian Knights (Lewis Milestone, 1927) et The racket (Film remarquable de Lewis Milestone, 1928). Des trois films, celui-ci est le plus étonnant... il combine de façon assez extravagante plusieurs genres, aborde des sujets particulièrement tabous, et le fait en multipliant les provocations. On sait que Hughes s'est attiré les foudres de la censure en 1943 avec son film The outlaw, un western d'une rare médiocrité, mais qui dévoilait une proportion inédite des arguments de Jane Russell. Pourtant The outlaw n'est rien à coté de ce film.

Edicté en 1922, le Code Hays est en théorie une liste de recommandations afin d'éviter tout débordement. Le but de ce document approuvé par tous les studios est non pas de censurer les films, mais d'éviter qu'ils soient censurés par les localités de tous les états ou ils sont distribués. Y sont inscrits des conseils à suivre par les studios, qui doivent veiller à ne pas faire de vagues en matière de représentation de la sexualité, de la perversion, de l'adultère, de nudité évidemment, d'homosexualité, mais aussi en matière de criminalité, de violence et d'agitation politique. La peinture du racisme ordinaire, par exemple, y est peu recommandée, en raison des troubles à l'ordre public que cela peut engendrer. Ainsi un film qui pronerait l'égalité entre les différentes races (Le terme "race" a un sens pour certains états en 1928, ne l'oublions pas, même s'il n'a absolument aucun sens pour un être humain évolué de 2012) serait-il forcément refusé par un studio, sachant qu'il serait automatiquement banni par les Etats du Sud. Ainsi, les studios produisent-ils en 1928 des films standardisés qui ne dépassent pas du cadre imposé, ou apparemment pas puisque certains d'entre eux réussissent à passer entre les lignes, certains metteurs en scène passant maitres en matière de suggestion et de contournement. Pas The mating Call. Non que le film soit prude ou consensuel, loin de là; mais ce que je veux dire c'est qu'il ne cherche pas à passer entre les lignes en insistant sur la suggestion. Il est au contraire d'une frontalité assez rare pour un film de cette époque...

Leslie Hatten (Thomas Meighan), un vétéran de la première guerre mondiale, revient chez lui après trois ans passés en France. Il a particulièrement hâte de retrouver Rose (Evelyn Brent), son épouse: il s'est marié juste avant de partir au front, littéralement, il n'a pour tout souvenir que la cérémonie de mariage et un baiser: pas le temps pour la nuit de noces... C'est donc un peu fébrile qu'il arrive dans sa petite ville, persuadé qu'elle sera là pour l'accueillir à la gare... Mais il apprendra vite qu'elle n'est en fait pas son épouse: elle n'avait pas la majorité requise au moment du mariage, et ses parents ont pu sans problème faire annuler le mariage... Elle est donc mariée, cette fois entièrement légalement, au brutal Lon Henderson (Alan Roscoe). A partir de ces prémisses, on s'attend un peu à ce que le film prenne soit la forme d'une comédie de la reconquête par Leslie de son épouse, soit d'un mélodrame dans lequel les vrais amants ne seraient réunis qu'après que Leslie aurait tiré la vertueuse Rose des griffes de son mari brutal et adultère... Et c'est là qu'on a tout faux. Bien sûr, ce type de mélodrame ne se fait plus guère en 1928, et bien sûr de fait, Lon est en effet brutal et adultère. Mais il n'est pas le seul dans ce dernier cas...

Rose, en effet, voit le retour de Les avec un certain intérêt. Elle n'a semble-t-il pas trop changé d'avis à son égard: il l'intéresse beaucoup. Et elle lui fait très vite comprendre qu'elle passerait bien du temps avec lui. Elle va même jusqu'à impliquer Les dans une machination visant à reconquérir sa liberté: elle s'introduit chez lui officiellement pour demander sa protection contre son mari, le vampe avec insistance (Brent sort le grand jeu, se frottant sans aucune équivoque contre Thomas Meighan, qui n'a pas si souvent eu à subir de tels assauts), et de fait lorsque son mari intervient, elle offre l'image d'une femme qui a suffisamment fauté pour qu'un divorce soit inéluctable. Mais Leslie ne veut pas d'elle, et prétend alors qu'il est lui aussi marié... Coup de théâtre imprévu pour le spectateur également, ce stratagème qui vise bien sur à faire taire toutes les rumeurs, mais également à empêcher Rose de lui porter préjudice oblige Leslie, qui prétend donc s'être marié en France, à trouver dare-dare une prétendante pas trop regardante: il se rend donc à Ellis Island, la station d'immigration principale de la Côte Est, comme on se rend au marché au mariage.

C'est donc à ce moment qu'arrive la deuxième femme du film: Renée Adorée, alors en contrat à la MGM (The Big Parade, The Black Bird, La Bohême, The show, Mr Wu)... Française et préposée à jouer les Européennes, petite et mutine, elle est ici Catharine, une jeune immigrée Russe qui va accepter le marché proposé par Les: Avec ses parents, elle intègre la ferme, ils aident tous les trois en travaillant, mais elle devient l'épouse de Leslie. Ils sont mariés sur place, et vont ensuite s'installer. Et très vite, la jalousie de Rose (Et son mépris évident à l'égard de celle qu'elle considère évidemment comme une domestique) va se manifester; de son côté, Catharine va vite manifester une certaine frustration face à ce mari qui maintient ses distances, et la considère effectivement plus comme une employée que comme une épouse. Elle va donc devoir s'imposer à lui, et le rappeler à ses devoirs conjugaux.

Deux derniers points s'imposent dans ce qui reste une intrigue bien compliquée: tout ce qui précède relève plutôt de la comédie, et on y voit d'ailleurs beaucoup de bases de ce que sera plus tard la screwball comedy. Mais en plus de ce jeu risqué autour du mariage, il y a une autre intrigue entre Rose te son mari Lon: celui-ci a fricoté avec Jenny, une jeune femme du village... Celle-ci, surveillée par son père, se suicide lorsqu'elle comprend que Lon ne l'épousera jamais. et d'autre part, le village est régi par une société secrète, "the order", l'ordre: avec leurs masques et leurs rencontres nocturnes autour d'une croix, et leur sale manie de se mêler de ce qui ne les regarde pas, difficile de ne pas penser au Ku-Klux-Klan. mais ils ne s'intéressent absolument pas à des hypothétiques rapports raciaux: ils sont juste là pour faire en sorte que tout un chacun dans le village se conduise en accord avec les principes de la Bible, versant Sudiste. Donc adultère, jeu et alcool sont proscrits... C'est en partie pour éviter de trop exciter ces lyncheurs invétérés que Les a préféré se trouver une épouse, et aussi parce que le petit jeu de Rose a attiré l'attention de ces Klansmen de pacotille. 

Voilà donc un cahier des charges particulièrement important: comédie conjugale, vie rurale, description d'une société régie par le KKK, Ellis Island et l'exploitation de fait des immigrants devenus presque des esclaves, sexualité exacerbée, adultère, tricheries diverses, sensualité exposée... Commençons par la peu banale présence des gens de l'"ordre". Bien sûr, ce n'est pas la première fois que le KKK est représenté à l'écran, voir à ce sujet le film controversé Birth of a nation de David Wark Griffith. Mais dans les années 20, évoquer le KKK, c'est parler d'un sujet compliqué, une organisation considérée comme un simple groupe de pensée par les uns, comme un groupe terroriste par les autres, dont les activités criminelles (Lynchage, intimidation, meurtre, incendies...) sont vécues au quotidien et niées par une importante partie de la population Américaine, et le tout revient à mettre sur le tapis un sujet de fâcherie qu'il n'était pas souhaitable d'aborder (Tout comme la référence au lynchage d'un blanc en 1936 dans Fury de Lang renvoie dans l'inconscient collectif à la notion de lynchage, et donc forcément aux meurtres racistes aussi). Bien sûr, on pourra objecter qu'il n'est absolument pas question de la population noire ici (Contrairement à Birth of a nation, bien sur, mais aussi à Stars in my crown, de Jacques Tourneur, 1945), mais la simple présence dans le film d'un groupe assimilable au Ku-Klux-Klan reste particulièrement notable... D'autre part, un aspect du film tend à minimiser cette représentation en la plaçant sur le plan folklorique: Les, soupçonné de meurtre va être "jugé" par le groupe, mais une fois qu'il est innocenté, les hommes masqués lui rendent sa liberté, et s'excuseraient presque... On est loin de la terreur fasciste effectivement érigée en système de gouvernement dans le sud profond par le vrai KKK. On le voit, l'audace du film a donc des limites.

En situant un épisode du film à Ellis Island, Hughes et Cruze abordent un aspect quasi-documentaire de l'époque, assez rare en ces termes: bien sur, il y a des immigrés dans le cinéma muet, quelques fois, certains films dénoncent certains aspects. Mais dans un film "commercial" de cet acabit, il est rare d'évoquer quelque aspect que ce soit d'Ellis Island, la station principale d'immigration de l'époque, surnommée The isle of tears (L'île des larmes) en raison de la tension particulière qui y régnait pour des immigrants fatigués d'un voyage pénible, et dont la vie pouvait basculer dans un sens ou dans l'autre (Même si à l'époque, la plupart des immigrants étaient acceptés). On ressent ce dernier aspect dans le "quitte ou double" joué par Renée Adorée lorsque Thomas Meighan vient chercher une femme à la station d'immigration, et la remarque cruelle de Evelyn Brent, certes motivée par la jalousie, atteint bien son but: elle rencontre Catharina, lui fait nettoyer ses chaussures, et dit à Les qu'elle aimerait bien rencontrer son épouse, après avoir fait connaissance de la domestique. Immigrant, une position on le voit pas facile, une fois arrivé au pays de la liberté. 

Enfin, en terme de sexualité, le film fait peu dans la dentelle si j'ose dire, et James Cruze et Howard Hughes ont poussé le bouchon assez loin: il est pour commencer beaucoup question d'adultère, grâce à deux personnages: Lon et Rose, d'ailleurs mariés - au début du film du moins. Lon a donc une relation extra-conjugale (qui se finira tragiquement) avec une fille du village, Jessie, et on le sait par un intertitre, ce n'est pas la première. Derrière la finalité affichée de redresser les bonnes moeurs de l'"ordre", dont fait justement partie Lon, combien d'époux adultères? Mais une fois n'est pas coutume, il y a aussi Rose, dont les velléités adultères sont affichées, et qui est dans le film au pire une garce. Elle a du en baver avec Lon, et peut-être aime-t-elle Les, à sa façon, d'un amour sincère? Peu importe: j'ai déjà parlé de la scène de séduction de Les par Rose, remarquable par la tension imposée par Cruze qui utilise des gros plans des mains d'Evelyn Brent, qui invitent les caresses de Thomas Meighan, de son visage alors qu'elle lui embrasse sensuellement le dos, etc... mais il y a une autre scène. Leur première rencontre après que Les ait appris au début du film l'amère vérité est une tentative remarquable pour Rose de coucher avec lui, sans aucune ambiguïté. Elle est séduisante, élégante, et de noir vêtue. Elle l'enlace et le met au défi, si elle l'embrasse, dit-elle, il ne voudra plus la lâcher. Mais Les la prend dans ses bras... pour la jeter dans sa voiture et lui enjoindre de repartir d'où elle vient. Pourtant, l'arrivée du vétéran à son village, située peu avant, laisse peu d'ambiguïté: persuadé de revoir enfin son épouse après trois ans, il a trois ans de frustration après n'avoir pas même pu consommer le mariage ne serait-ce qu'une fois, à rattraper, et ce fait est rappelé via un intertitre par un personnage secondaire. C'est donc un Leslie gonflé à bloc et au bord de l'implosion que Rose qui sait parfaitement ce qu'elle fait tente de séduire sans prendre de gants, et qui a le courage  admirable de refuser ses avances: un type bien, donc... Mais ce type bien finira quand même par revenir à des sentiments plus tendres, vis-à-vis de Catharina, au terme d'une nuit agitée: l'Ordre cherche à emporter Les pour le juger, et Catharina de son côté, qui commence à attendrir son mari, est partie se baigner à la rivière; Alors qu'il la cherche pour la mettre en sécurité, il la surprend en plein bain, nue comme au premier jour (Et on ne peut pas dire que Renée Adorée ait fait la timide dans cette scène, loin de là); elle proteste (you are a pig!!) mais c'est pour la forme, et lui lui explique qu'il craint pour sa vie. Après cet épisode, une fois qu'il a enfin identifié Catharina qui n'a pas attendu trop longtemps pour aimer son mari, et une fois celui-ci rendu à sa vie tranquille après l'épisode du "jugement", ils vont enfin pouvoir s'aimer comme mari et femme. Et dans ce film de 1928, on sait enfin  ce que ça veut vraiment dire...

Voilà donc, je pense avoir fait le tour de ce qu'on peut voir dans ce film peu banal, qui expose la sexualité sous un jour plus franc que bien des films, en particulier dans le portrait d'une femme qui fait de façon claire et nettes des avances peu banales. Il convient d'ajouter que ce que j'ai vu, une restauration de l'unique version connue du film, est certainement une version destinée à l'Europe nettement moins prude que les Etats-Unis en matière de sexualité et de nudité, mais le film reste certainement un sommet de sensualité rendu possible par l'indépendance de son producteur, et celle de son metteur en scène pionnier: Freelance à l'époque, Cruze mettait généralement toute sa personnalité dans des projets qu'il menait le plus souvent à sa guise. il est d'ailleurs remarquable qu'il ait pu travailler avec un producteur aussi égocentrique qu'il pouvait l'être lui-même... The mating call n'était pour finir sans doute pas un film aussi important pour Hughes qu'allait l'être Hell's angels, son épopée sur les aviateurs de la première guerre mondiale. Sa brièveté qui prive certains personnages de plus de complexité (la première sacrifiée est Renée Adorée), son mélange sans vergogne de comédie, de mélodrame et de drame, tendent à faire penser qu'il s'agissait d'abord et avant tout d'un film vite fait destiné à balancer un bon coup de pied dans la fourmilière. Mais c'est un film joliment remarquable par ses audaces et sa franchise, à ajouter à la liste des films notables de cette glorieuse année 1928, dernière année du cinéma muet.

Partager cet article
Repost0
Published by François Massarelli - dans Muet 1928