Au beau milieu des cinq longs métrages du réalisateur Hispano-Chilien, son premier film en Anglais trône, imperturbable, oeuvre à mi-chemin entre un film de genre, référentiel et soigné, et un film d'auteur, qui se jouera de toutes les impressions fausses; devant ce genre de film dont l'essentiel de la narration repose sur une énigme, comme chez Shyamalan, mais aussi comme Les Diaboliques ou Psycho pour citer les plus nobles, on a coutume de penser qu'une fois le film vu, il n'a plus aucun intérêt. Bien sur, c'est prévu: tous les réalisateurs un tant soit peu compétents savent donner plusieurs dimensions à ce genre de film, et The others n'est pas une exception. Il pourra être accusé d'une certaine froideur, aussi, impression qui est contredite par la forte personnalité des protagonistes, et par le fait qu'ici, certains se trompent, et entrainent d'autres personnes dans leur erreur, mais les circonstances l'expliquent, voire l'excusent. Enfin, il est de bon ton, dans une critique qui juge beaucoup sur les intentions et est parfois mal à l'aise devant le savoir-faire technique, de discréditer ce film en arguant du fait qu'il est réalisé par un "malin", entendre un virtuose sans âme. C'est stupide, et Amenabar est l'un des plus intéressants réalisateurs d'aujourd'hui.
Raconter The others sans trop en dévoiler, c'est possible. Cela va être un peu plus difficile de l'analyser, mais on va essayer: l'enchainement des découvertes et des coups de théâtre sont un des plaisirs (Coupables, oui, oui) les plus vénéneux de ce beau film. Grace, une jeune Anglaise Catholique rigoriste (Nicole Kidman), vit à Jersey, en 1945, après la guerre. Son mari mobilisé n'est pas rentré, et le manoir dans lequel elle réside est plongé dans l'obscurité pour deux raisons: d'une part, l'électricité a été coupée durant l'occupation (Oui, Jersey, comme toutes les îles Anglo-Normandes, a été occupée par les nazis), et Grace s'y est faite, et d'autre part, ses enfants (Anne et Nicolas) souffrent d'un mal incurable, qui les rend extrêmement photosensitifs: il ne peuvent être exposés à la lueur du soleil, et une lumière plus forte les tuerait. Leur mère doit non seulement s'occuper d'eux, mais aussi prendre toute leur éducation en charge; de plus, elle s'impose une gymnastique cruciale: en plein jour, elle est obligée de superviser les déplacements de ses enfants dans la maison, s'assurer que les endroits ou ils se rendent soient saufs, c'est à dire que les lourds rideaux omniprésents soient fermés...
Au moment ou commence le film, le manoir est pris dans une brume tenace, et trois domestiques font leur apparition. Grace, déjà nerveuse par les circonstances, leur fait visiter la maison, mais ils la connaissent. Bertha Mills, la gouvernante, Mr Tuttle le jardinier et Lydia la bonne à tout faire muette, ont en effet déjà vécu et travaillé sur les lieux. Mais le principal événement qui va bouleverser la vie déjà mouvementée de la maisonnée, c'est l'apparition d'une présence qui terrorise les enfants, de quatre entités fantomatiques qui mettent à mal le Catholicisme aveugle de Grace... Celle-ci n'est pas au bout de ses peines.
Alors que le moindre dessin animé traditionnel se barde d'effets spéciaux spectaculaires (Sorti la même année, Les aventures de Tigrou possédait une séquence de sauvetage assez énergique. On ne peut même plus avoir confiance en Disney...), les références de ce film sont plutôt tournées vers les classiques. par le pouvoir de la suggestion, on est dans un territoire proche de Tourneur (Cat people)... la maison, espace privilégié et inquiétant, nous renvoie à The haunting, de Robert Wise dans lequel plutôt qu'une maison hantée, c'était la demeure elle-même qui était le fantôme. Enfin, la référence obligatoire, surtout si on s'amuse à comparer Nicole Kidman avec Deborah Kerr, c'est The innocents, de Jack Clayton, d'après The turn of the screw de Henry James. La croisade de Kidman dans le film d'Amenabar renvoie bien sur à la décision de Kerr de s'attaquer à la possession démoniaque dont les deux enfants du film de Clayton sont victimes. Mais Amenabar, qui a déjà deux hauts faits d'arme à son actif, n'est pas là seulement pour faire un film référentiel et "malin", donc: il a aussi des choses à dire. D'une part, les deux films qui précèdent (Tesis, sur le voyeurisme extrême, et Ouvre les yeux, sur un étrange choix effectué pour ne pas mourir) ont abordé le sujet de la mort, dont ils offrent deux visions: la mort à laquelle on assiste, et les notions de voyeurisme et de culpabilité liées à la mort de l'autre; la mort "contournée" afin de s'assurer une chance d'immortalité. Ensuite, le film qui suivra (Mar Adentro) raconte le combat d'un homme qui souffre pour mourir de son propre choix. Avec ses histoires de fantômes, et ses discussions sur l'endroit ou vont les âmes lorsqu'on meurt (Une de ces conversations, savoureuses, voit la mère au catholicisme très fondamental prise en défaut par ses propres enfants), le film s'inscrit dans cette thématique.
En prime, une fois qu'on a vu le dernier film en date du réalisateur, Agora, on constate aussi que la réflexion extrêmement acide sur le catholicisme de Grace abordée dans ce film est un sujet que le réalisateur a décidé de poursuivre, en contant à l'inverse des peplums habituels (Ben Hur et Quo Vadis en tête) l'arrivée de la religion Chrétienne comme un recul dans la marche de l'humanité. Une provocation? Une vengeance d'un ancien élève de pensions sévères, menées par des prêtres suspects? Je vous laisse juges, mais disons que la scène durant laquelle, confrontée à une inattendue disparition de tous les rideaux de la maison, Grace protège ses enfants du danger en déplaçant un tableau noir, sur lequel des préceptes religieux sont écrits en lettres aussi visibles que discrètes, ne manque pas de sel: la religion, dans ce film, après tout, est le principal moyen de ne pas laisser la lumière entrer...
Comme en plus le film est excessivement bien fait, le suspense laissé entre les mains d'un expert, et qui plus est l'osmose entre le réalisateur, ses acteurs, le chef-opérateur (Toute l'équipe du film est celle d'Amenabar en Espagne), et surtout entre le réalisateur Alejandro et le compositeur Amenabar, on peut passer outre tout sens, toute thématique pour se laisser aller à la peur contenue dans ce film... Qui en prime n'est pas dépourvu d'humour: on peut aussi s'amuser à compter les faux fantômes, les vrais reflets, Amenabar s'amusant à truffer ses scènes de draps suspects, et de robes blanches... malin, mais admirable.