En 1994, au moment de sortir le dernier film de sa trilogie Européenne, Kieslowski est sans doute épuisé: il vient, depuis 1987, de sortir pas moins de 14 films, dont cinq sous le format de long métrage, et a été le centre de l'attention cinématographique, en France mais aussi à l'étranger. Les festivals se le sont arraché, il est consacré grâce au Décalogue, à La double vie de Véronique vu et apprécié un peu partout, et presque muséifié grâce à une triplette extravagante... Mais il y a des ombres au tableau. Comme Pedro Almodovar ces derniers temps, Kieslowski ne recueille pas à Cannes la symbolique mais convoitée Palme d'or pour Rouge. Trop attendue? Peu importe. En tout cas, il annonce un peu partout qu'il ne fera plus de cinéma, et de fait tiendra parole puisqu'il décédera deux ans plus tard; trop tôt, cela va sans dire... Aujourd'hui, la trilogie est sans doute son oeuvre la plus "grand public", la plus connue, et la plus diffusée. Et les trois films ultimes de ce créateur obsédé par les séries (Le hasard et ses multiples possibilités, le Décalogue et ses dix films, ou encore la Double vie de Weronika et Véronique...) sont aussi bien visible comme des films indépendants les uns des autres que comme trois parties d'un tout.
A l'origine, Krzysztof Piesewicz son co-scénariste et Kieslowski ont basé leur idée initiale sur une erreur naïve: ils attribuent aux couleurs du drapeau Français des associations avec les trois concepts de liberté, égalité et fraternité, et se lancent donc dans trois scénarios basés sur ces concepts. Le producteur Marin Karmitz les a éclairés sur cette erreur, mais les a aussi laissé faire. Si chacun des films peut donc être visible en toute indépendance, ils ont été tournés sur quinze mois en une seule traite, par ordre d'arrivée. Ils ont aussi un grand nombre de points communs, tant conceptuels que structurels: un début sous forme de mouvement, une fin qui tourne autour d'un motif, un des personnages qui pleure, face à une vitre ou un obstacle, à l'issue d'un changement drastique, ou d'une épiphanie; trois héroïnes, aussi: Juliette Binoche, Julie Delpy et Irène Jacob, la muse de La double vie de Véronique. Et sinon, Zbigniew Preisner revient à la composition, comme toujours depuis Sans fin en 1985... Mais les trois films auront aussi des spécificités: Slawomir Idziak est le directeur de la photo de Bleu, Edward Klosinski celui de Blanc et enfin Piotr Sobocinski celui de Rouge: Kieslowski renoue ainsi avec la tradition du Décalogue dont neuf directeurs de la photographies assurent les images... Compte tenu des délais, deux monteurs assureront le travail: Jacques Witta pour Bleu et Rouge, et Ursula Lesziak pour Blanc. Pour ce dernier film, tourné en majorité en Polonais, il importait sans doute à Kieslowski de s'assurer la collaboration d'un monteur qui connaisse la langue... et donc, dernier point de divergence entre les films, Bleu a été tourné en France, notamment à Paris, Blanc a Paris et en Pologne, surtout à Varsovie, et Rouge à Genève pour la plus grande partie...
Bleu commence par une séquence durant laquelle on voit une voiture, sur une autoroute... Puis sur une route de Campagne ou elle a un accident. On apprend ensuite que des trois occupants, deux sont morts: Patrice de Courcy, compositeur, et sa fille. La veuve, Julie, va donc décider après une tentatvive pathétique de suicide, de tirer un trait sur tout: la musique de son mari, dont une oeuvre importante était en cours d'achèvement, la maison, les souvenirs... Elle va faire l'expérience d'une vie de liberté totale, sans attache, sans famille, et va surtout constater à quel point cette liberté à l'écart de toute attache affective est contraire à l'être humain. Le film se veut son parcours, et le personnage principal ayant tendance à étouffer ses émotions, il est le plus froid des trois...
Les efforts de Juliette Binoche pour se détacher de tout et de tous seront difficiles, puisqu'elle devient copine avec une prostituée pétillante (Charlotte Véry) qui fait elle aussi l'expérience amère d'une certaine liberté, qu'elle se lie avec Olivier (Benoît Régent), un ancien collaborateur de son mari, qu'elle visite sa mère (Emmanuelle Riva), victime d'un Alzheimer manifeste, ironique quand on pense au désir de Julie d'oublier; enfin, elle va rencontrer une femme (Florence Pernel) qui a partagé l'intimité de son mari, et qui attend un enfant de lui.
Personnage du drame, la musique de Preisner prend énormément de place, et ce n'est peut-être pas son chef d'oeuvre. Mais le film est fascinant par le jeu des sens, de la subjectivité qu'il déploie. Et il est sans doute le film le plus virtuose de son auteur, avec ces moments ou, tout benoîtement, le réalisateur semble "débrancher" son héroïne, qui se laisse envahir par le souvenir, ce qui est suivi d'un fondu au noir, accompagné par de la musique. Bleu marque aussi par l'utilisation de cette couleur, réservée le plus souvent aux objets qui forgent un lien avec le passé, notamment les objets liés à la fille de Juieltte Binoche (Un lustre, une sucette trouvée dans un sac). Le film se conclut sur un plan de l'actrice, seule face à une vitre et envahie par l'émotion, elle a enfin réussi à faire son deuil de la mort de ses proches, mais aussi de son expérience hasardeuse de la liberté...
Le deuxième film commence par une énigmatique vision, celle d'une grosse valise véhiculée sur un tapis roulant dans un aéroport... Blanc partage une scène avec Bleu, dans un tribunal au début du film; dans le premier film, Julie cherche une personne au tribunal, ouvre une porte et interrompt brièvement une audience: on aperçoit donc Juliette Binoche dans Blanc, qui interrompt l'audience du jugement de divorce de Karol Karol (Zbigniew Zamachowski) et Dominique (Julie Delpy)... Blanc aborde le thème de l'égalité sous l'angle... de l'inégalité! Karol est venu à Paris, mais tout autour de lui se casse: son épouse divorce parce qu'il n'est plus capable de la satisfaire sexuellement, elle garde tout, il perd son salon dans des circonstances peu glorieuses, et par dessus le marché, il ne comprend rien à rien... il retourne en Pologne, ou la malchance continue prièvement, avant que les rôles ne se renversent. Puisqu'il ne peut conquérir son épouse par l'amour, il choisit de la faire venir d'une autre manière, et va prendre effectivement le dessus sur elle.
Le film est une comédie, comme l'était du reste Décalogue X, la précédente collabroration de Kieslowski avec Zamachowski; ce dernier s'appelle Karol Karol, ce qui revient selon Kieslowski à l'appeler doublement comme Charles... Chaplin. La photo du film est baignée de blanc, mais ce film central du dispositif est aussi marqué par un nombre incroyable d'objets bleus et rouges... les bleus revoient le plus souvent au passé (Paris et l'échec du mariage), les rouges à l'avenir: lors de sa rencontre dans le métro Parisien avec Mikolaj, l'ami qui va lui permettre de retourner à Varsovie, ce dernier porte une écharpe rouge; à Varsovie, quand ils se retrouvent, Mikolaj a brièvement une écharpe bleue, qui redevient rouge lorsque les circonstances s'améliorent; la maison du frère de Karol (Jerzy Stuhr, vieux complice depuis L'amateur en 1979, et qui jouait déja avec Zamachowski dans Décalogue X) est envahie d'objets rouges aussi: le drap dans lequel Karol se remet de ses émotions, l'évier... Le film est au centre de la trilogie, et Kieslowski nous le rappelle constamment.
La deuxième citation de Bleu est un gag, qui donne le ton satirique du film: lors d'une scène d'amour, Dominique a (Enfin!!) un orgasme. Fondu au blanc, comme lors des épiphanies de Julie, et l'écho du gémissement tient lieu de musique. Sinon, tout comme l'expérience douloureuse de la liberté dans Bleu, ce nouveau film tend à démontrer que Karol et Dominique sont condamnés à l'absence d'égalité: si Dominique méprise le Karol Parisien, ce dernier une fois revenu en Pologne a trouvé un moyen définitif de la conserver... prisonnière! Le dernier plan montre Karol qui pleure en contemplant avec ses jumelles la femme qui l'aime, dans une cellule de prison, qui lui dit avec le langage des signes qu'elle l'aime aussi... Une fin délicate pour un film dans lequel Kieslowski retrouve sa jeunesse, avec un vrai sens de l'humour iconoclaste qu'on lui reconnait assez peu!
Rouge commence comme les deux précédents par un mouvement, celui des ondes qui voyagent d'un téléphone à l'autre, depuis l'Angleterre jusqu'à Genève. On les suit, et le téléphone va jouer un rôle considérable dans cette histoire qui tourne autour de la fraternité, mais aussi des liens entre les êtres... Les deux personnages en sont Valentine, une jeune modèle (Irène Jacob) fiancée à une homme qui vit de l'autre coté de la Manche, et qui renontre un jour un vieux juge (Jean-Louis Trintignant) retraité et misanthrope, qui passe le plus clair de son temps à écouter les conversations téléphoniques de ses voisins. Une intrigue apparemment secondaire nous intéresse à Auguste, un jeune juge (Jean-Pierre Lorit) qui a une relation avec une jeune femme de deux ans son ainée (Frédérique Feder), mais elle le trompe... Valentine et Auguste, que la caméra rapproche aussi souvent que possible dans de virtuoses plans-séquences, sont faits l'un pour l'autre, et le destin, sous la forme d'un vieux juge qui a un faible pour Valentine, va précipiter les choses...
Kieslowski était très fier de ce dernier film, qui aborde une foule de sujets, et revient en les raffinant sur un certain nombre de traits déja vus dans les deux films précédents mais aussi dans La double vie de Véronique: ainsi Auguste et le vieux juge sont ils présentés par l'auteur comme un seul et même homme: même relation amoureuse compliquée, suivie de fuite en Angleterre, même circonstances aussi durant lesquelles ils ont obtenu de devenir juges... et logiquement, Valentine sera un point commun entre eux elle aussi. Sinon, après tant d'années et de films à montrer des personnages (Weronika, Julie, puis Karol) assister sans pouvoir -ou vouloir- l'aider au spectacle d'une vieille dame qui essaie de placer une bouteille dans un container destiné au recyclage du verre, Valentine va l'aider, et triompher de la difficulté. Le thème de la fraternité est abordé de multiples façons: obsédée par le problème du mal-être de son frère qui l'a conduit à l'héroïne, Valentine est aussi celle qui va tenter de contrer le cynisme du vieux juge en essayant de le persuader qu'il a tort d'espionner ses voisins, et d'ailleurs elle va au moins réussir à le faire revenir à la vie...
Rouge aborde de fait non seulement le thème de la fraternité à travers les mésaventures d'un certain nombre dêtres humains, mais il est aussi l'histoire d'un vieil homme qui assiste à d'autres vies, sans les juger, en ayant le sentiment de ne pas avoir vécu comme il le voulait. C'est à Trintignant que revient le final, avec ce plan du vieux juge souriant face à une de ses fenêtres brisées par ses voisins, une larme sur la joue, après qu'il ait vu l'une des images les plus belles, mais aussi les plus énigmatiques du cinéma de Kieslowski...
Unique point commun visible entre Rouge et les deux autres films, l'épilogue durant lequel un ferry coule, avec à son bord les héros de chacun des films, ainsi réunis pour un sauvetage télévisé: sont enfin réunis, Julie et son collaborateur et amant Olivier, Karol et Dominique, et bien sur Valentine et Auguste...