En 1977, Spielberg a renouvelé de façon magistrale le suspense cinématographique en livrant dans Close encounters of the third kind une leçon du genre, dans une scène qui plus est ajoutée à la demande du studio, afin de corser un film qui risquait de s'enliser, selon la Columbia, dans la banalité. Bon, il me parait évident que sur ce dernier point, le studio avait tort, mais la scène est fabuleuse, et cet ajout de dernière minute est désormais un passage indispensable: elle montre le "kidnapping" du petit garçon par les extra-terrestres, à la fin d'une longue séquence de terreur durant laquelle la mère essaie de retenir le petit, emporté par une force inconnue et manifestement irrésistible, qui vient le chercher jusque chez lui, jusque dans les bras de sa mère. On le sait maintenant, il ne fallait pas s'inquiéter pour lui, mais la terreur était réelle, et tellement bien construite que partagée par le public: Spielberg y utilisait son forte, l'angoisse domestique, l'intrusion dans la maison, dans le quotidien et ses objets, de l'inconnu. Avec bien sûr suffisamment d'indices pour que le spectateur participe... Bien des films montrent l'intrusion du danger dans le quotidien ainsi, avec toujours pour corollaire la difficulté de montrer, généralement surmontée. Jaws a réussi à diluer durant deux heures un suspense sur des gens qui se font manger par des requins, en étant de moins en moins suggestif lors des 30 dernières minutes. Jurassic Park, au-delà du coté gadget du film, joue beaucoup sur le défi, à mon sens relevé, de mettre des dinosaures et des gens face à face, et de donner du sens au résultat: montrer fait partie de l'équation, chez Spielberg, c'est l'un des points sur lesquels son Schindler's list a choqué, ou a été applaudi, ça dépend: oser montrer, rendre ça montrable...
Et puis il y a l'oeil, organe numéro 1 chez Spielberg: son cinéma est le plus souvent concentré sur des gens qui regardent, qui voient, et qui font regarder. Qu'on songe à la fameuse scène de Jaws ou on voit Brody inquiet qui réalise que devant lui ce qu'il redoute est probablement en train de se passer, un plan avec zoom avant combiné avec un travelling arrière, sur Roy Scheider dont l'expression ne laisse aucun doute... Voir, mais aussi montrer, donc: c'est le grand thème de ce film qui raconte une histoire actualisée d'invasion extra-terrestre, avec un certain nombre de parti-pris. Le premier d'entre eux est d'adopter un ensemble de points de vue liés à trois personnages, et de ne jamais s'en départir, quitte à refuser ainsi le spectaculaire, ou se poser d'incroyables difficultés. D'aileurs, si le film possède une certaine austérité, il fait avancer le film de science-fiction d'une façon considérable en en proposant une vision contemporaine adulte et fascinante. Il utilise les ressources du cinéma et du point de vue sans jamais se laisser à des gadgets ou des gimmicks à la Blair witch ou Cloverfield, et on ne s'en plaindra pas. Et il nous livre des images, souvent liées au regard: En particulier les beaux yeux de la jeune Dakota Fanning, qui vit tout cela depuis son enfance, et qui a un certain nombre d'images terrifiantes à intégrer. la plus forte étant sans doute la vision de ces corps par dizaines, dans le cadre idylliques d'une petite rivière tranquille... Traumatisme inévitable.
Ray Ferrier (Tom Cruise) est divorcé, et son épouse (Miranda Otto) lui amène leurs enfants Robbie (Justin Chadwick) et Rachel (Dakota Fanning) pour un week-end. On ne peut pas dire que les enfants aient l'air enchanté... Mais une étrange tempête, violente et inhabituelle, se déroule alors, et l'électricité du petit logis de Ray, situé sous le Bayonne Bridge à Newark, près de New York, est coupée. Ray se rend dehors, et assiste à une scène hallucinante: un tripode gigantesque sort du sol, et commence à avancer, tuant tous les humains qu'il peut. Ray retourne à la maison, emporte ses enfants et fuit son quartier pour déposer les enfants chez leur mère. Ce qu'il ne sait pas, c'est que cette "attaque" est mondiale, et qu'il n'est pas au bout de ses peines...
On revient une fois de plus à Close encounters, non seulement avec l'arrivée d'extra-terrestres (Mais nettement moins sympathiques, cela va sans dire), mais aussi avec le personnage de Ray qui est proche de celui de Roy Neary, jusque dans son prénom transparent. D'une certaine façon, Ray prolonge l'histoire de Roy, en montrant des années après un divorce un adulte qui s'évertue à rester un enfant, d'ou une scène assez douteuse durant laquelle Tom Cruise se laisse aller à la joie de conduire sa voiture de m'as-tu-vu comme un irresponsable, alors qu'il vit dans un taudis... Mais c'est dans la difficulté de faire face à sa paternité que le personnage est le plus convaincant: le film va nous raconter comment face à un évènement incroyable Ray va devenir un parent responsable et se rapprocher de ses enfants en prenant les bonnes décisions, enfin. Pour le reste, le film suit leur parcours, celui de Ray, Rachel et Robbie, avant que ce dernier ne bifurque, et ne laisse les deux autres ensemble. Trois scènes-clé nous permettent de comprendre les principes de mise en scène à l'oeuvre dans ce film: la première est bien sûr l'arrivée des Tripodes, vue du point de vue de Ray et des autres habitants du quartier (modeste, c'est un atout: le film nous parle du petit peuple Américain d'abord et avant tout): on va de surprise en surprise, et Spielberg utilise les ressources de la caméra à l'épaule, mais aussi d'un grand nombre d'objets optiques secondaires afin de cadrer aussi souvent que possible Ray qui voit et ce qu'il voit: réflection dans la vitrine d'un magasin, caméra vidéo lâchée par un passant, etc.
La deuxième scène est le départ des trois héros, qui "empruntent" un véhicule à un copain garagiste, lequel n'a pas encore réalisé la situation. Le suspense est lié au fait que Ray doit partir mais aussi tenter d'expliquer la situation, pendant que l'angoisse de Rachel monte. Dans le fond, vu à travers le pare-brise, on assiste à la destruction du Bayonne bridge, tellement réaliste...
Enfin, après celle-ci, la dernière scène notable prend le parti-pris d'un long plan séquence (Ils sont nombreux et générateurs de tension) durant lequel Spielberg et sa caméra vont et viennent hors de la voiture, au gré des mouvements du conducteur. On assiste à des bribes de conversation, et on n'aura que ce qu'on peut entendre quand on est dans la voiture. Cette impression frustrante est un prolongement du parti-pris de réalisme du réalisateur. Ce qui explique un long passage, d'environ une demi-heure, durant lequel Spielberg laisse de coté l'extérieur et son invasion qui progresse, pour nous montrer Ray et Rachel, réfugiés dans une cave avec un homme douteux (Tim Robbins), qui représente une menace d'un autre genre pour la jeune fille... Durant cette digression, une rencontre directe avec les extra-terrestres aura lieu, avec comme d'habitude cette menace sur le quotidien, puisqu'ils s'introduisent dans la cave même...
Lors de la fuite, Rachel demande: "Est-ce que ce sont les terroristes?". On est en 2005, et désormais, on sait que les Etats-Unis ne sont à l'abri de rien. Bien sûr, cet état d'esprit, qui a par ailleurs mené à des débordements politiques et guerriers bien connus, est présent dans ce film, qui en est un commentaire. Pour Spielberg, la menace extérieure est une réalité, mais son choix est clair: il ne s'agit pas ici de stigmatiser au nom des Etats-unis les autres civilisations, mais de montrer l'être humain, générique, en proie à une attaque. Tout parallèle entre ce film et la situation post-11 septembre doit passer par l'idée que c'est l'humanité qui est attaquée dans un attentat comme celui des tours jumelles, et non une nation. L'insistance sur les autres pays attaqués (On apprend ainsi que l'Europe a été attaquée avant les Etats-Unis, par exemple) va de pair avec la représentation d'une armée inutile, mais engagée malgré tout dans un combat improbable. Et la fameuse morale choisie par H. G. Wells est là, comme dans les autres adaptations: cela ne regarde même pas l'homme; cette invasion est vouée à l'échec, à cause de tous les microbes qui vont faire le travail de défense de la planète à notre place. En attendant, donc, il n'y a qu'à se laisser massacrer, toute résistance est inutile, et toute tentative de se venger (L'impulsion adolescente de Robbie, qui désire s'engager pour les combattre, renvoie au réflexe patriotico-westernien de Bush en 2002, tout en étant après tout légitime: le garçon veut exister, et faire ce qu'il estime être un devoir) vouée à l'échec. Spielberg rend ses allusions à l'incident du 11 septembre claires en montrant les conséquences d'un accident d'avion, tombé sur la maison dans laquelle Ray et ses enfants se sont réfugiés. Il prolonge ainsi d'une allusion aux images traumatisantes renvoyées quatre ans plus tôt par les médias, sa réflexion sur le pouvoir de montrer ou de ne pas montrer, puisque le crash est vécu de l'intérieur d'une cave, à travers des bruits et des lumières. Mais la vision de l'avion éventrée soulève finalement de façon froide les mêmes questions que si on avait assisté à l'accident, le pop-corn en moins...
Le film de 1953 reposait sur un réflexe conservateur, en même temps que sur une bien légitime tentation de vouloir distraire, en fournissant une inévitable adaptation de l'oeuvre emblématique d'un genre à la mode. Mais le film de Byron Haskin participait de la méfiance des films Américains à l'égard de "l'autre" et de ses volontés d'invasion des corps et des âmes. Si Spielberg, en artiste respectueux et connaisseur, rend hommage de multiples façons au film qui a précédé le sien, ne serait-ce qu'en en faisant revenir les héros pour un cameo, ou en s'inspirant du design des machines du premier film pour le sien, son propos est nettement plus sain, lui permettant d'ajouter une nouvelle pierre à sa réflexion globale sur le passage à l'age adulte et la découverte des responsabilités, tout en livrant un constat sans appel sur la vanité de vouloir prendre un drapeau et se lancer en croisade pour quoi que ce soit. War of the worlds est non seulement un grand film de science fiction, un grand film moral, c'est un aussi un grand film humaniste.