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  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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11 novembre 2024 1 11 /11 /novembre /2024 11:39

The mother and the law

 
Entre le tournage de The Birth of a nation et sa sortie, le décidément prolifique Griffith a entamé un nouveau film. Retournant à la veine sociale réaliste de The musketeers of Pig Alley, il conte cette fois le malheur d’un jeune couple pris dans la tourmente de la justice, le tout vu du point de vue de la jeune femme. Ce relativement petit film, tourné en extérieurs en pleine ville et dans quelques décors très réalistes, constitue sans doute une récréation pour Griffith, mais il représente, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, un retour à un grand nombre de préoccupations laissées de coté depuis quelques années. Une fois la tempête de The Birth of a nation lancée, Griffith va changer d’avis, et revenir sur -, le compléter, l’étendre, y ajouter des histoires supplémentaires sans relation apparente avec l’intrigue de base, dont une qui se développe sur 7 bobines environ, et en faire un film tellement énorme que la superproduction précédente pâlit à coté. Il va également terminer de bouleverser la science du montage, et inventer une forme de cinéma-pamphlet qui n’aura qu’une descendance limitée.

Pourtant, si le titre The mother and the law a été remplacé par Intolerance, affublé de sous-titres tous plus grandiloquents les uns que les autres (Love’s struggle through the ages, A sun play of the ages), l’histoire de ces jeunes gens en butte à l’hostilité de la société reste le fond, le principal fil narratif, un fil rouge particulièrement important dans l’œuvre finie. Matrice d’Intolerance, The mother and the law fera même l’objet d’une sortie tardive, 3 ans après l’échec commercial de son film-manifeste, sous la forme d’une version réduite à la seule histoire moderne. Deux indices nous permettent de confirmer l’importance de ce petit film dans la structure initiale d’Intolerance : les tournages successifs des segments ajoutés se feront sous l’appellation The mother and the law, avant qu’un nouveau titre ne soit trouvé ; enfin, la structure laisse la part belle à cette histoire, que Griffith désigne dans ses intertitres par « our modern story », « our story of today », et qui commence et finit le film, et en définit le sujet même.

L’intrigue est située dans un New York de 1915, ou une jeune adolescente (Mae Marsh) qui vit avec son père dans des conditions modestes, rencontre un jeune gangster (Bobby Harron), l’épouse et le réforme par la même occasion. Manque de chance, rattrapé par son passé, il est l’objet d’une vengeance de ses anciens amis, qui l’envoient en prison. Son épouse a un enfant, mais celui-ci lui est enlevé par une association de femmes réformistes qui l’ont surprise buvant de l’alcool pour soigner un rhume. Une fois libéré, le mari est condamné à mort pour le meurtre de son ancien patron (Walter Long), qui a essayé de profiter de sa jeune épouse. Seulement il est innocent : C’est la maîtresse du patron (Miriam Cooper) qui a commis le meurtre par jalousie (Dans une scène au montage exceptionnellement rapide et virtuose). Il s’agit pour la jeune épouse de réussir à innocenter son mari aux yeux du gouverneur, afin d’obtenir la grâce; mais le temps presse…

Le film est tourné en pleine rue, et l’authenticité de la mise en scène fait plaisir à voir. Griffith a choisi de ne pas nommer les protagonistes, autrement que par des groupes nominaux aussi génériques et arbitraires que possible, nommant du même coup ses préférences : Mae Marsh est The dear one (la chère petite, ou la petite chérie) ; Harron est The Boy; Long est le Mousquetaire (Musketeer, tiens donc), etc. Le prologue est selon moi entaché par le jeu de Mae Marsh, à laquelle Griffith demande une fois de plus de jouer la petite fille attardée : chez Griffith, il n’y a pas d’adolescence pour les filles. Elles passent directement de l’enfance à l’âge adulte. C’est en particulier vrai pour Mae Marsh, qui jusqu’à Intolerance n’a joué que des fillettes ou presque, et qui continue ici à se conduire de façon ridicule, gambadant de façon puérile, distribuant des baisers à tous les animaux qu’elle rencontre… Heureusement, les scènes qui suivent la mort du père lui permettent de faire preuve de plus de retenue, et l’équipe qu’elle forme avec Bobby Harron s’en sort très bien. Un magnifique plan de Mae Marsh, au milieu du film, la voit rentrer chez elle après le verdict de condamnation à mort, et son visage fond littéralement au noir sur l’écran: une véritable figure tragique…

Le parcours du personnage joué par Bobby Harron va de l’adolescence, lorsqu’il travaille à l’usine locale avec son père, jusqu’à l’âge adulte, quand il est devenu gangster, aux cotés de Walter Long. Entre les deux, il a perdu son père lors d’une tuerie organisée par une police privée qui a brisé une grève à la demande du patron local (M. Jenkins) : la charge anti-capitaliste est extrêmement virulente, et les images de grève légitime cassée par des milices et des anti-grévistes armés de fusils reste en mémoire longtemps après avoir vu le film. Quoi qu’il en soit, Harron qui était un ado attardé dans The Birth of a nation, qui jouait souvent le grand benêt dans les courts Biograph, est ici totalement convaincant. La subtilité de son jeu, son coté sec, mais pas encore totalement endurci comme l’aurait été Elmer Booth par exemple, cristallise l’affection du public. D’ailleurs si le titre The mother and the law donne l’impression que l’histoire, comme c’est si souvent le cas chez Griffith, tourne autour de la jeune femme, le jeune homme est le principal héros de bien des péripéties. Il lui est même permis de ressentir, suprême audace, les tourments moites et humides de la puberté, surtout face à la tentation, représentée par Miriam Cooper : le fait que celle-ci soit la femme du patron reste un argument de poids pour aller voir ailleurs, et rencontrer Mae Marsh… La question du sexe est ici aussi abordée, par Un Griffith qui a décidément beaucoup évolué: à la fin d’un après midi, lorsque le jeune homme raccompagne la jeune femme chez elle (peu de temps après que Mae Marsh ait perdu son père), il lui fait comprendre qu’il souhaite entrer malgré son refus. Un débat animé s’ensuit, au cours duquel la jeune femme se précipite chez elle, concrétisant par la fermeture de la porte la barrière morale qu’elle est décidée à ne pas franchir. Finalement, à travers la porte, le jeune homme lui fait comprendre que s’ils étaient mariés, elle lui ouvrirait la porte. Régissant favorablement à la proposition de mariage, elle entrouvre la porte, et laisse la tête de Bobby Harron entrer pour un chaste baiser.

La peine de mort, rarement mise en doute en ce début de siècle, est l’objet du final de The mother and the law. Griffith donne son avis à plusieurs reprises ; si il me paraît prématuré de devoir attribuer un caractère abolitionniste à toute fiction mettant en scène un innocent accusé à tort (Clint Eastwood disait qu’avec True Crime / Jugé coupable, en 1999, il ne remettait pas en question la peine de mort, juste son efficacité), Griffith est explicitement amené à prendre fait et cause contre la sentence : lors du verdict, l’intertitre reprenant les mots du juge nous donne l’impression, d’un écho fatal sur le dernier mot: Dead, dead, dead. Plus tôt, un autre titre nous dit : œil pour oeil, dent pour dent, une vie pour une vie, un meurtre pour un meurtre. Il va s’attacher à donner une importance particulièrement grande à l’exécution, aux tentatives de Mae Marsh et de son entourage pour l’empêcher, aux tentatives de confession de Miriam Cooper, et va jusqu’à représenter l’exécution de façon documentaire : ses préparatifs, les circonstances, les acteurs : bourreaux, prêtre, officiers de justice, etc… On l’aura compris, cette omniprésence de la peine de mort est particulièrement notable pour une film tourné en 1915/1916, surtout d’un auteur qui montrait le lynchage d’un esclave violeur comme un acte nécessaire, effectué par les héros de son film précédent… Mais ne parlons pas des choses qui fâchent.

Donc, dans son état actuel, The mother and the law est un film crucial, splendide, qui reprend les choses là ou s’étaient arrêtés A corner in wheat, The musketeers of Pig Alley et The painted Lady, mais on peut se demander s’il y avait besoin d’en ajouter. En effet, le meilleur moyen de voir ce film est aujourd’hui de regarder Intolerance, dans lequel quatre histoires, dont The mother and the law se succèdent, se chevauchent, se prolongent et s’interrompent les unes les autres dans un puzzle unique en son genre. Il convient de se demander pourquoi, de s’interroger sur les intentions de Griffith, qui est omniprésent dans son film, par le biais de ses intertitres, mais aussi de décisions de montage radicales : parmi les commentaires railleurs de certains critiques, il y a eu des voix pour dire qu’il était difficile d’adhérer à un film au cours du final duquel on a peur que l’héroïne Babylonienne, conduisant son char, se fasse percuter par un train… Et c’est l’effet produit par certaines scènes, si on n’y prend pas garde. Pourtant, s’il serait facile de rire avec les railleurs, ou de considérer ce salmigondis indigeste de presque 3h20 comme une ridicule tentative de détourner l’attention au moment ou un insistant procès médiatique en racisme empêche l’auteur de The Birth of a nation de savourer tranquillement son succès, reste que ce nouveau film, unique en son genre, est un évènement cinématographique à chaque vision, y compris 92 ans après.

La réaction de Griffith aux accusations dont il était l’objet à propos de son brulot fascisant fut d’abord d’en appeler au premier amendement (Entre autres, garantissant la liberté de parole et de la presse) et de demander à faire valoir la totale liberté de l'auteur d’utiliser The Birth of a nation pour y exprimer une opinion. Il s’inquiétait notamment de voir des villes ou des états interdire la diffusion de son film, ou en couper de larges portions, afin de garantir la paix civile. Il n’a jamais eu gain de cause, la justice locale considérant systématiquement son film comme un produit commercial et non un organe d’expression. C’est donc en citoyen outragé par une atteinte à sa liberté qu’il va réfléchir à répondre par un film, et tout naturellement considérer son petit film The mother and the law, toujours pas sorti, comme la base d’une œuvre qui pourrait bien s’attaquer à un des maux de l’Amérique moderne. Les premiers ajouts se feront sur l’histoire moderne, dans laquelle, il va ajouter des portraits de réformateurs (Des gens que Griffith n’aimait pas: l’un de ses derniers courts s’intitulait The reformers, or the lost art of minding one’s business en 1913 : les réformateurs, ou l’art perdu de se mêler de ses propres affaires), qui sont dans l’histoire de vieilles filles aigries ne supportant pas de voir la jeunesse ouvrière vivre sa vie d’une façon indécente à leurs yeux. Le capitaliste de l’histoire, Jenkins, est présenté comme un homme froid et coupé des réalités, qui ordonne de tirer sur les manifestants depuis la solitude de son bureau. Les soldats (Ou miliciens, selon les copies) qui tirent sur la foule sont également un ajout par rapport à la première version… Après avoir infléchi son film dans une nouvelle direction Griffith va y ajouter les autres épisodes. Le concept, justifiant le titre final, est d’apporter une comparaison (Explicite d’après les intertitres : maintenant que nous avons vu ce qui se passe à notre époque, intéressons-nous à d’autres temps, durant lesquel, etc) avec The mother and the law: la vie du Christ (Howard Gaye) est donc évoquée à partir de vignettes inspirées de quelques épisodes importants : l’anecdote de la femme adultère, les noces de Cana, la montée au Golgotha, la crucifixion. Ces anecdotes sont généralement liées au thème des scènes modernes qu’elles viennent illustrer de façon allégorique, et le meilleur exemple en est probablement la vision du Christ portant sa croix, précédant de quelques minutes la montée de Bobby Harron à l’échafaud. Une autre histoire utilsée pour un temps relativement limité est une vision typiquement Griffithienne de la Saint-Barthélémy : le massacre de Protestants par les Catholiques, le roi étant poussé par ses conseillers et sa mère, fait écho à l’histoire initiale, et le massacre historique rejoint thématiquement la grève brisée à coups de fusils des débuts du film. Lautre intérêt de cet épisode est de fédérer les protestants avec un rappel de leurs persécutions passées : le film est non seulement Chrétien, il est de plus on ne peut plus Protestant. Le traitement de l’histoire par griffith reste le même que d’habitude : la grande Histoire vue à travers la petite : Eugene Pallette, pas encore ventripotent (mais déjà bonhomme) joue ici Prosper Latour, un huguenot qui s’apprête à se marier, et doit essayer de sauver sa chérie (Yeux Bruns) contre les milices royales et les Catholiques assoiffés de sang. Prétendant défendre les libertés avec son film, Griffith en a semble-t-il pris beaucoup avec la vérité historique.
 


La troisième histoire rajoutée est la plus spectaculaire, et sans la plus difficile à justifier, du moins thématiquement : voir en la Babylone antique un royaume de bonté précurseur de 1915, il fallait oser, surtout lorsque les caméras de Griffith soulignent les spécificités vestimentaires (Ou dépourvues de vêtement, comme les fameuses séquences de 45 bobines dévolues aux prêtresses d’Ishtar, qui me font irrésistiblement penser aux vestales du Castle Anthrax des Monty Python), les coutumes bizarres, et se faisant aider d’intertitres gonflés: ainsi, le marché au mariage, ou les hommes seuls venaient chercher une épouse est-il comparé avec l’époque moderne; pas très différent de notre méthode, nous dit Griffith. En revanche, elle trouve son utilité dans deux domaines: le décor, la présence de batailles spectaculaires (Avec moult détails : décapitation, brulures, amputations, etc….), les mouvements de caméra piqués à Cabiria permettent à griffith de rivaliser avec les peplums Italiens, mais aussi avec lui-même : Après , Griffith pensait que le public n’aurait pas compris que le metteur en scène ne cherche pas à faire plus, toujours plus loin, toujours plus fort… Disons que si la plupart des images qui sont aujourd’hui montrées du film tournent généralement autour de cet épisode, et en particulier des décors extraordinaires construits pour l’occasion, mais aussi des mouvements de caméras qui nous les montrent, c’ets quand même cette partie du film qui gêne le plus, par le jeu ampoulé (Griffith souhaitait aussi copier le jeu délirant de certains films européens, mais ne se rendait pas compte que le naturalisme de ses films modernes était bien en avance. Alfred Paget, Seena Owen, Tully Marshall et surtout Constance Talmadge en font des tonnes, et Elmer Clifton est totalement nul : l’histoire nous conte comment le jeune prince Belshazzar (Paget) va perdre Babylone lorsque le grand prêtre de Bel (Marshall) va donner à Cyrus le moyen d’envahir la ville afin de venger son Dieu, délaissé au profit d’une déesse de l’amour, Ishtar. Le tout est conté avec le point de vue d’une jeune « Fille de montagnes » (Talmadge) qui a eu vent du complot contre son prince adoré, par un soldat amoureux d’elle, mais décidément assez peu doté en matière grise (Clifton). L’histoire sortira en film indépendant elle aussi (The fall of Babylon), mais ce n’est pas une très bonne idée…

Le principal atout, et la principale invention d’Intolerance, c’est bien sur son montage unique : au lieu de faire se suivre les quatre histoires, et de prier pour qu’un lien se fasse dans l’esprit du spectateur après avoir tout vu, Griffith décide de tout mélanger, selon une suite rigoureuse de séquences, toutes empreintes d’une certaine cohésion, du moins au début. L’histoire moderne est la première à être montrée, vite suivie par une introduction à l’histoire Biblique, et le début de la St-Barthélémy, qui commence par une exposition assez classique : le lieu, l’époque, le contexte… On s’attend à un long métrage de facture classique pour les trois histoires. Après un retour à l’histoire moderne, Griffith sort son va-tout avec l’histoire Babylonienne, dont l’exposition, comme celle des autres histoires, est détaillée et suffisamment riche pour qu’on s’attende à de vastes développements. La suite apparemment disjointe et aléatoire d’extraits peut faire penser à un zapping géant, mais elle a une fonction : le spectateur s’abandonne, et sera constamment surpris par les destinations. Ensuite, aucun hasard ici : Griffith nous emmène là ou il veut. Trois des histoires y sont narrées in extenso, et la seule qui soit vraiment épisodique est la moins développée, celle du Christ: Griffith n’y fait qu’une ou deux allusions. Les trois autres sont de véritables histoires cohérentes et développées, mais le déséquilibre entre les trois est criant : La St-Barthélémy ne dure environ qu’un trentaine de minutes, et voit ses séquences, généralement courtes, principalement placées en début et en fin du long métrage. Les deux histoires restantes se partagent 2h30 de temps.

Ce qui frappe, c’est le lien : toutes ces histoires sont liées entre elle par un Griffith narrateur, qui multiplie les interventions sous forme de notes, qui pilote les comparaisons et les digressions et qui assume totalement chaque image avec un aplomb remarquable : heureusement, car ce film est un échafaudage très fragile, et il n’est pas sur qu’ion puisse se reconnaitre dans ce qui est, décidément, une vision personnelle, trafiquée, de l’histoire : on sait ce qu'il faut en penser à propos de The Birth of a nation, c’est la même vision tronquée qui prévaut ; mais le lien artificiel établi, s’il renvoie forcément à l’auteur, renvoie aussi à l’Amérique, celle de 1916, celle de Mae Marsh et Bobby Harron : notre histoire moderne, une histoire humaine, comme étaient humains les gens de l’époque Babylonienne ; une histoire Chrétienne, et plus encore protestante: voilà le pedigree du film, ainsi constitué afin de fédérer le public auquel Griffith le destinait en priorité. Peut-être a-t-il réussi dans ce sens, peut-être non ; les gens n’ont pas vraiment suivi (Même si, contrairement à la légende, le film n’a pas été un échec : il a juste fait un petit succès, mais Griffith a décidé de jouer son va-tout en amenant son film sur les routes, à la façon dont il avait lancé une tournée pour The Birth of a nation, et c’est là que le public a réagi négativement : cette tournée lui a couté une fortune, et s’est avérée un gouffre.) mais l’essentiel est ailleurs : Griffith a bouleversé le cinéma dans un essai unique au monde.

Totalement Griffithien, le film repose sur des genres que l’auteur connaissait bien, et la fluidité et la virtuosité présentes dans la partie moderne nous montrent sa science en matière de narration cinématographique. Les autres épisodes reposent quant à eux sur des bases éprouvées, par l’auteur de ces quelques 400 courts métrages qui vont dans tous les sens, mais aussi de Judith of Bethulia. Il ya aussi une volonté de faire un cinéma de la psychologie (Renvoyant à The painted lady, et incarné ici par Miriam Cooper dont les tourments intérieurs sont exprimés par un visage fascinant) et de pousser plus loin encore les limites de la représentation (Violence, sexe, conditions sociales) dans son style de mise en scène: Griffith est donc chez lui. Il faut ajouter à cet échafaudage l’influence des films Italiens, évidente dans l’épisode Babylonien, tant dans le luxe hallucinant des décors que dans les mouvements de caméra. Griffith n’a de toutes façons pas choisi ses périodes au hasard, et l’a fait pour des raisons esthétiques avant tout: toujours son vieux démon de reproduire le cinéma Européen, celui de Cabiria et de L’assassinat du duc de Guise. Et puis ces périodes l’ont clairement inspiré, notamment en matière de décors : ils sont très impressionnants de bout en bout.

On ne débouche pas avec un tel mélange, sur un film parfait, c’est évident. Le jeu des acteurs dans La Chute de Babylone, les digressions parfois irritantes, il y a de nombreux défauts. Mais que de morceaux de bravoure : Chaque histoire fourmille de scènes, de décors qui s’impriment en nous (Les fameux plans des décors de la partie Babylonienne, avec les mouvements de caméra depuis un ballon captifs, ou encore les mouvements de panique à la fin de la fète, quand Cyrus s’introduit dans le palais : une scène de panique vue au microscope. ), une justesse étonnante là ou on ne l’attend pas : l’histoire de Jésus est d’une sobriété rare, et évite les lenteurs propres à ce genre de sujet : voir à ce titre le film d’Alice Guy (1906) de sinistre mémoire… La Saint-Barthélémy est généralement très intéressante, et deux scènes me restent en tête: la crise de nerfs du roi qui en bave (C'est daiileurs un détail dégoutant) lorsque sa mère et la cour le poussent à signer l’ordre de massacrer les protestants, et la mort de Prosper Latour, tenant sa fiancée morte à bout de bras, face à un bataillon de soldats qui le fusillent littéralement. Il est dans l’entrebaillure d’une porte : Griffith nous le montre criant sa rage, de face, puis nous montre le peloton. Retour à prosper, mortellement touché. Quand il s’écroule, c’est depuis la maison qu’on le voit: Griffith nous implique totalement, avec sa science du point de vue, et nous fait endosser celui des victimes : voilà un exemple de ce coté fédérateur voulu par Griffith pour ce film.

Mais je ne cache pas mon sentiment: l’essentiel du message est à prendre dans l’histoire moderne, dont la présence (environ 1h20), la situation géographique (d’un bout à l’autre du film), et l’avantage de posséder un happy-ending font de manière évidente le principal attrait du film. C’est par cet épisode que Griffith accroche ses spectateurs, qu’il justifie les digressions (La première est d’ailleurs une illustration Biblique, renvoyant de fait à l’âme Américaine), qu’il cimente le tout. Son énigmatique image-lien, celle de Lillian Gish en mère du monde, est sans doute moins efficace (Elle sert quand même d’indication, et est très efficace pour signaler quelques transitions un peu plus dure à avaler) que l’intérêt généré par cette histoire mélodramatique. Là encore, les morceaux choisis sont d’une richesse à couper le souffle : la répression de la grève, frontale et brutale, qui tranche sur le coté petit-bourgeois de Griffith qui pouvait se manifester ça et là dans son œuvre ; la scène du meurtre, ancré sur une multitude de micro-suspenses, tout comme la poursuite finale, avec la voiture de course qui tente de rattraper le train, afin d’empêcher l’exécution. Ayant vu un montage des scènes modernes, dépourvues de tout le reste, je le dis malgré tout ici haut et fort : avec les autres histoires, la force qui se dégage de ce film est encore plus impressionnante. Les digressions informent le tout, prolongent les autres histoires et notamment la partie moderne, et servent un dessein plus élevé que l’enfumage des critiques par un auteur blessé, qui était avouons-le la principale motivation de ce film au départ… Le film Intolerance est un film social génial et excitant déguisé en pamphlet, dont les images fortes impliquent le spectateur dans le bon sens, cette fois. Comment pourrait-on après en penser le moindre mal, quant on ressent l’effet physique du montage, dans les scènes et entre elles, et qu’on assiste éberlué à ce kaléidoscope humain? Intolerance est pour cela un des films les plus importants au monde.

La descendance de ce très long métrage ne pouvait pas être très étendue : comme d’autres films, on peut difficilement s’en inspirer sans le copier. Il est amusant de constater que la plupart des disciples d’Intolerance (Dreyer pour les Pages arrachées du livre de Satan, Lang pour les Trois Lumières, DeMille pour ses Ten Commandments de 1923) ont remis de l’ordre dans leurs films, afin de ne pas perdre le public. Malgré celà, ce qui reste d’Intolerance et de son apport dans le cinéma mondial, c’est cette science de la digression et de la comparaison qui va être une sorte de marque de fabrique vaguement prétentieuse, sur les films de DeMille et Curtiz, et cette tendance à l’allégorie qui disparaîtra à la fin du muet: oui, je pense que sans Intolerance, il n'y aurait pas eu de Manslaughter. Toutefois, un metteur en scène a réussi à reprendre le flambeau de Griffith, et à fait la même chose que lui, imposant un lien unificateur entre trois histoires contées en puzzle : c’est Buster Keaton, avec The three ages. Et en plus, c’est rigolo.

Le relatif échec de Griffith et d’Intolerance mettra un coup d’arrêt à ce type d’expérimentations et Griffith fait désormais des films plus sages : un cycle de films de guerre en particulier (Je n'en ai vu aucun), dont un brulot anti-Allemand qui nous rappelle par sa mauvaise réputation de bien mauvais souvenirs: Hearts of the world(1918). Il ne s’arrêtera pas pour autant d’intervenir en tant que narrateur, et d’abreuver un spectateur qui n’en demandait pas tant de notes parfois limites malhonnêtes (Robespierre, le Bolchevik de la révolution Française dans Orphans of the storm, 1921), mais plus jamais chez lui, nous ne verrons de train risquer d’écraser le Christ en partance pour sa crucifixion pendant qu'un curé Catholique recueille une petite fille Protestante poursuivie par un soldat Babylonien.

 

Versions

Pour finir, il faut s'intéresser aux différentes versions d'Intolerance. Il est remarquable qu'un film aussi épisodique, dont les copies différaient d'une représentation à l'autre, ait été préservé de manière aussi uniforme. Cela dit, il existe plusieurs versions, et je ne parle ni de The mother and the law, ni de The fall of Babylon, les deux longs métrages effectués et sortis en 1919 afin de tenter de capitaliser sur un film commercialement fragile: Intolerance a deux montages distincts, dont les différences sont en fait présentes dans les intertitres, et donc dans les intentions, mais aussi dans deux séquences absentes de la version Kino et de son édition Française chez MK2. La scène de la fusillade, dans la version courante, est montrée avec des policiers (Ou miliciens) qui tirent sur la foule. Un intertitre de l'autre version nous informe que les miliciens en question n'utilisent que des balles à blancs, les morts durant la fusillade seront dus aux balles des employés briseurs de grève de Jenkins. Un épisode de la chute de Babylone est également présent (Et répertorié dans le découpage publié par les Cahiers il y a quelques années maintenant) mais il est clairement redondant. Son seul argument est de représenter une rencontre plus importante entre Balthazar et la fille des Montagnes (qu'on retrouve d'ailleurs dans The fall of Babylon, dans sa version "long métrage" de 1919). Une séquence supplémentaire, enfin, donne à voir la fin de l'intrigue moderne avec le bébé qui est rendu à la petite famille une fois le mari innocenté. C'est sans aucun doute une fin alternative, dont l'intention était de finir de rassurer dans les chaumières. Une question toutefois: et Miriam Cooper, qu'advient-il d'elle? Dans le film, on la voit quitter la prison bras-dessus bras-dessous avec Tom Wilson, le futur policeman de The Kid. Elle vient de confesser un meurtre, pourtant... Aucun changement dans cette version à ce sujet. Bon, si vous souhaitez voir ces images supplémentaires, elles sont sur une des versions restaurées il y a une dizaine d'années, parfois éditées (Un DVD TF1 a existé, mais il est indisponible à ce jour). Cette version provient d'une copie tirée en 1917 et disponible au DFI de Copenhague.

 

La version la plus communément répandue, en 13 bobines, provient d'une ressortie basée sur un remontage (1926) par Griffith de la version de 1916. c'est la version qui fait autorité aujourd'hui, dans laquelle apparemment les intentions de Griffith apparaissent le plus clairement, sans doute. Il est permis d'en douter, d'autant que ce montage survient 10 ans après la sortie, d'une part, et que à ce stade, le destin du film était scellé, faisant du film plusou moins un flop; je reste persuadé que le metteur en scène n'a pu qu'altérer un peu son film... Difficile de pouvoir l'établir, pourtant, en l'absence d'une authentique copie d'origine. Mais toutes les autres "incarnations" du film (la copie Danoise, et les deux longs métrages de 1919 tirés des histoires individuelles) possèdent des variations, et surtout des développements qui n'y sont pas présents.

 

Cette version "officielle" par défaut s'accompagne aujourd'hui d'une disponibilité des deux films de long métrage qui ont été retirés du fiasco. Si The fall of Babylon est une restitution de l'essentiel du découpage de cette portion d'Intolerance avec quelques chutes pour agrémenter le tout, The mother and the law dans sa version de 1919 est un long métrage de 99 mn, qui ajoute de nombreux développements -et redondances, on ne se refait pas- à ce que contient le film de 1916. Tout me semble dater de 1915-1916, et c'est peut-être le long métrage prévu avant que Griffith ne bouleverse ses plans. Il est aussi fort, et possède les mêmes combats qu'Intolerance, mais dans ses ajouts, donne plus de vie à Mae Marsh et Bobby Harron... Et ajoute un détail sordide: la mort du bébé... Je pense que ce film contient au moins 20 minutes inédites, fragments disparates ou fascinants d'un puzzle qui n'a pas fini de nous intriguer.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1916 Lillian Gish **
4 janvier 2024 4 04 /01 /janvier /2024 17:35

"L'homme au doigt manquant" (il n'est connu que sous ce patronyme générique) s'évade de prison, et ne tarde pas à réassembler sa bande de malfrats. Avec leur aide, il kidnappe un banquier avec l'intention d'en obtenir une rançon en échange... Mais la banque confie l'affaire à un détective doué...

L'ombre de Feuillade, encore et toujours, plane sur ce film, dont Sandberg, qui a déjà réalisé plusieurs films avec le même personnage et le même univers, fait une fois de plus un laboratoire de mise en scène atmosphérique. Il utilise avec une grande efficacité toutes les ressources offertes par le cadre, la profondeur de champ, le montage, et le décor...

Le titre est clair et explicite, mais l'identification du bandit qu'il permet est souvent utilisée pour des gros plans dynamiques, qui montrent que sandberg a tout compris de l'utilisation du signe cinématographique, à travers le recours à ces plans lents qui voient la main au doigt manquant en action: trois ans avant les premiers films de Fritz Lang, qui sera (en autre disciple déclaré de Louis Feuillade) un maître absolu de cette technique narrative...

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Published by François Massarelli - dans A.W. Sandberg Muet 1916
4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 10:51

Dans la famille aisée de John Wheeler (Warren Cook), la fille Loris (Mabel Taliaferro) vit une vie aussi rangée que possible de jeune femme sans soucis, souvent auprès du playboy Bruce Mitchell (James Cruze). Wheeler, pourtant, a besoin de ce dernier et de sa fortune: il lui propose de racheter ses parts sur un titre de propriété située au Canada, qui pourrait rapporter gros. Mitchell accepte, mais le co-gérant de la propriété, apprenant que Wheeler n'a pas conservé de papier prouvant qu'il est co-propriétaire, refuse d'envoyer une preuve. Menaçant de dénoncer Wheeler qui lui a soutiré de l'argent sans raison valable ni tangible, Mitchell tente d'effectuer un chantage au mariage aux dépens de Loris. Pour échapper à cette éventualité, cette dernière se rend au Canada où elle a un plan pour approcher Corteau (Edwin Carewe), le co-propriétaire irascible...

Pas facile à résumer, ce film repose sur un certain nombre de ficelles propres au mélodrame, et on craindrait le pire, s'il n'y avait d'une part Mabel Taliaferro, qui tend à illuminer les scènes dans lesquelles elle joue, et qui fait partie d'un groupe assez restreint d'actrices qui utilisaient le stratagème du déguisement en homme, pour justement questionner la notion de genre. Ca n'ira pas très loin, car le film n'a pas vraiment vocation qu'à ça, mais la façon dont le personnage va jouer de sa masculinité (bien fragile, j'en conviens) pour approcher un type tellement revenu de tout qu'il déteste les femmes, est assez intéressante pour être soulignée. Et lors de la révélation de son identité, une scène d'essayage de robe (sans aucune connotation érotique extravagante) est absolument superbe, avec un sens du détail qui doit autant à la mise en scène qu'au jeu tout en fascination de l'actrice...

Et sinon, le film  été tourné dans un environnement enneigé, et c'est toujours joli. Je doute que ce soit au Canada même, mais ce serait donc plutôt dans le Nord de la Californie, où Chaplin allait tourner quelques scènes de The Gold Rush, et où deux années plus tôt, DeMille avait également pu capter quelques séquences de The Squaw Man, son premier film. Puisqu'on en est au name-dropping, il y a dans ce film deux cinéastes: Edwin Carewe lui-même bien sûr, qui avait commencé sa carrière d'estimable tâcheron en 1914, et surtout James Cruze, qui était alors acteur pour Thanhouser, et qui mettrait en scène quelques films parfois surestimés dans les années 20, mais aussi deux classiques solides: The covered wagon, et surtout le splendide Old Ironsides.

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Published by François Massarelli - dans Muet James Cruze 1916 **
24 décembre 2022 6 24 /12 /décembre /2022 18:43

En 1916, Griffith a réalisé ce qui reste sans doute son film le plus important, le plus avant-gardiste et le plus beau, avec Intolerance. J'en ai déjà (longuement) parlé ici: 

http://allenjohn.over-blog.com/article-intolerance-david-wark-griffith-1916-68298447.html

...j'y faisais allusion aux circonstances qui ont amené le metteur en scène a prendre un film qu'il venait de terminer mais n'avait pas sorti, pour le gonfler artificiellement en une prouesse narrative et technique, réalisant ainsi un pamphlet géant (plus de trois heures pour certaines versions) autour de la notion d'intolérance. Mais si le film est resté célèbre pour son enchevêtrement de quatre intrigues, pour ses scènes historico-biblico-antiques (les murailles de Babylone! La nuit de la Saint-Barthélémy!) il était difficile d'oublier en le voyant, que tout était parti d'un autre film, ce The mother and the law, un long métrage qui en lui-même n'était certes pas aussi spectaculaire, mais contenait pourtant à lui seul suffisamment de frissons (dont une préparation d'exécution, un meurtre, diverses scènes de répression sociale, et une course contre la mort programmée d'un homme, excusez du peu) pour justifier de tenir debout tout seul sans l'ajout des épisodes tournés ultérieurement.

On pouvait croire, après tout que des quatre histoires saupoudrées dans Intolerance, deux en particulier pouvaient prétendre être considérées comme des films à part entière, les deux plus opposées... d'un côté, l'histoire vue par le petit bout de la lorgnette des fantasmes d'un réalisateur de films qui vient d découvrir la réinterprétation par le cinéma Italien de l'antiquité (The fall of Babylon), et de l'autre une chronique sociale qui s'attaque aux réformateurs qui maintiennent une population de la classe ouvrière dans un assujettissement coupable (The mother and the law)... On ne s'étonnera pas que pour récupérer un peu de bénéfices sur un film dont l'exploitation avait été coûteuse, le réalisateur ait pris la décision de sortir, justement, des versions remontées de ces deux histoires en deux films indépendants en 1919. J'ai parlé de The fall of Babylon ici: 

http://allenjohn.over-blog.com/2020/02/the-fall-of-babylon-david-wark-griffith-1916.html

Quant à The mother and the law, la grande surprise qui nous saisit quand on voit cette version remontée, c'est à quel point Griffith avait soigné son pamphlet contre les père- et mère-la-pudeur... L'intrigue reste la même (un jeune couple, qui s'est rencontré dans l'adversité suite à une répression des grèves dans une usine, se retrouve séparé: le jeune homme a été accusé à tort d'un crime, et la jeune femme a accouché d'un garçon qui lui a été enlevé par un comité de bienfaisance auto-proclamé), mais privé des histoires parallèles qui le sous-tendent, Griffith n'avait plus besoin d'élaguer dans la continuité.

En effet, l'une des forces d'Intolerance était de permettre à quatre intrigues de se chevaucher en donnant l'impression d'un zapping avant la lettre, le fait de passer d'une histoire à l'autre faisait qu'on abandonnait parfois les personnages à leur triste sort. Mais cette version de 99 minutes restitue à The Mother and the law sa continuité romanesque originale, avec l'évolution progressive de ses quatre personnages principaux, donnant un poids supplémentaire à l'unique scène durant laquelle ils sont tous réunis: je veux bien sûr parler de la séquence du meurtre. Le passage par la prison, pour le jeune homme interprété par Bobby Harron, va totalement dans le sens d'une dénonciation de l'intolérance par la vision de la crudité du système carcéral. Je ne sais si ces séquences ont toutes fait partie d'Intolerance à un moment ou un autre, mais elles sont d'une force rarement atteinte. Et le personnage de Miriam Cooper prend une dimension plus importante (ce dont il n'existe aucune raison de se plaindre) ainsi que le brave policier joué par ce bon vieux Tom Wilson: il devient un personnage secondaire à part entière au lieu de débarquer de nulle part à la fin du film...

Il y a quand même une scène de l'épisode Christique d'Intolerance qui figure dans ce film, celle de la femme adultère, mais c'est dans l'air du temps. Et Griffith n'a jamais caché ses intentions profondément ancrées dans la religion. Quoi qu'il en soit, on en a la preuve: Intolerance est certes fondée sur The mother and the law, mais The mother and the law, la version sortie en 1919, est un tout autre film, excitant, fort et d'une urgence formidable. Un chef d'oeuvre à part entière, qui existe indépendamment du chef d'oeuvre officiel.

 

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Published by François Massarelli - dans David Wark Griffith Muet 1916 **
11 avril 2022 1 11 /04 /avril /2022 15:53

Ce film est basé sur un opéra de 1829, La muette de Portici, composé par Daniel-François-Esprit Auber, sur un livret d'Eugène Scribe et Germain Delavigne. Et le principal atout du film est sa star, la grande ballerine Anna Pavlova pour une unique apparition au cinéma. Et le film diffère profondément du reste de l'oeuvre connue de Lois Weber: aux drames sociaux et psychologiques modernes et urbains de longueur modeste, se substitue ici une intrigue en costumes, haute en couleurs et en émotion grandiloquente, qui s'étale sur près de deux heures; un film muet basé, c'est un paradoxe, sur un opéra... On peut émettre deux hypothèses pour en expliquer la production: d'une part, Lois Weber voulait sans doute en faire une démonstration de force en même temps qu'une façon de faire concurrence au spectaculaire Birth of a nation de Griffith; ensuite, la Paramount venait de lancer la cantatrice Geraldine Farrar, dans Carmen de Cecil B. DeMille, et s'apprêtait à la mettre en valeur dans Joan the woman, du même auteur. Weber, elle, avait la Pavlova...

Dans une région Italienne qui est soumise à une gouvernance Espagnole, les paysans attendent de moins en moins patiemment l'occasion de se révolter. Une occasion va être fournie par un petit drame de pas grand chose: Fenella (Anna Pavlova), la soeur du plus remonté des pêcheurs locaux, Masaniello (Rupert Julian), est séduite par un noble de la cour (Douglas Gerrard). La suite va être une vengeance en forme de révolution avec tout ce que peut ça peut amener comme chaos...

Je parlais de The Birth of a nation tout à l'heure, mais on pourra penser à une autre production spectaculaire de Griffith: Intolerance était-elle dans tous les esprits à cette époque? Il y a un peu de son souffle épique dans ce film: déjà, Weber a engagé une armée de figurants, dont elle utilise la force décorative assez souvent. Elle a mobilisé toute une partie du littoral pour y construire une ville, un palais, et un village de pêcheurs; enfin elle utilise la danse pour exprimer de nombreuses choses: la joie simple des pêcheurs sur la plage; la concupiscence d'un noble, dans une scène qui fait quand même sérieusement bouche-trou (un certain nombre de préludes dansés sont sans doute placés pour faire écho au spectacle original); elle oppose d'un côté la richesse et l'oisiveté des nobles Espagnols, et la pauvreté absolue des Italiens; enfin bien sûr une large part du film (environ un quart) est consacrée à la révolte, qui sera longue, sanglante et pleine de débordements. On pourra aussi assister pour finir à l'inévitable défoulement de la populace dans une orgie de boisson et de nourriture qui ressemble à un ballet (filmé avec un mouvement à la Cabiria, quand je vous dis que Griffith et sa Babylone ne sont pas loin!)...

De la danse, quand la vedette s'appelle Pavlova, quoi de plus normal? L'héroïne, muette comme nous indique le titre, s'exprime de fait avec le corps, mais elle est un peu noyée dans la masse de figurants durant la première moitié. Le jeu histrionique généralisé n'arrange pas les choses, non plus, dans toute l'exposition du drame. Quand le film s'emballe, son jeu étrange et totalement corporel devient intéressant, culminant dans une scène sans ambiguité où elle se donne à son amoureux: c'est par la danse qu'elle commence la parade. Mais le film devient formidable dans sa deuxième partie, quand Weber nous montre le déchaînement de la révolution dans une série de scènes de chaos particulièrement maîtrisées. Tout y passe: destructions, tortures, tentations de viol (on en connaît les codes dans le film muet), brutalités diverses, invasions de pièces occupées par des nobles, etc... La mise en scène fait feu de tout bois ici, et on comprend enfin dans ce déferlement de violence cinématographique ce qui a attiré la réalisatrice (et son mari, l'inévitablement crédité Phillips Smalley) dans cette entreprise étonnante.

Le film a été sauvegardé dans un certain nombre de copies, dans un certain nombre de formats aussi, et a du être reconstitué à partir de toutes ces sources disparates, ce qui n'arrange pas le confort de visionnage... Mais c'est une grande date à sa façon: pour Lois Weber bien sûr, qui commence en beauté sa période Universal qui sera très importante pour sa carrière; pour Pavlova, sans aucun doute; et surtout, pour la petite compagnie Universal, qui peut enfin commencer à sortir des films d'envergure...

 

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Published by François Massarelli - dans Muet 1916 Lois Weber **
30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 18:42

Le miroir aux alouettes: Holywood et le cinéma Américain n'ont pas attendu très longtemps avant de s'auto-représenter, et par exemple en Californie, à la Keystone, dès les années 10 le pli était pris. Plus loin vers l'Est, dans les studios de Fort Lee où on résistait encore à la tentation de l'exil vers le Pacifique, Maurice Tourneur a mis en chantier cette petite comédie avec Doris Kenyon, où une jeune femme de la campagne est repérée lors d'un tournage en extérieurs par l'acteur principal d'une série de westerns... Kenneth Driscoll (Robert Warwick) est vain, attaché à son statut de star et il séduit sans trop de problème Mary (Doris Kenyon), qui en dépit d'un début difficile (son essai est une catastrophe) va s'accrocher, et sous la protection de Driscoll, devenir une vedette... Mais sa mère (Jane Adair) vient la voir pour son anniversaire, et tombe sur une soirée bien arrosée...

C'est touchant: d'une part, le film part des ressorts du mélodrame et réussit à en faire quelque chose d'assez solide, de par l'ironie dont fait preuve le cinéaste face à ses pantins qui sont tout à coup confrontés à la vraie tendresse, rustique mais sincère, d'une mère éplorée; d'autre part Tourneur se fait plaisir à tourner en montrant les studios où il travaille quotidiennement, et où il a déjà accompli un nombre important de grands films. On le verra d'ailleurs en plein travail, sauf qu'il joue un accessoiriste... Il montre également le studio sous un jour bien moins glamour que ce qu'on aurait pu imaginer, avec ses acteurs farceurs et dragueurs, mais de fait, dans le film, tout le monde ou presque a l'air de prendre du bon temps dans son métier.

Le film est adorable, même s'il est mineur. Le réalisme de la situation, au milieu de ce mélodrame très classique, donne un intéressant mélange. Quel dommage que les copies qui circulent soient assez peu glorieuses, sauf la version abrégée disponible un temps dans une anthologie consacrée, justement, aux studios du New Jersey.

 

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Published by François Massarelli - dans Maurice Tourneur Muet 1916 *
17 novembre 2021 3 17 /11 /novembre /2021 17:07

Lina Santiago (Fabienne Fabrèges) gagne une grosse somme d'argent au jeu, et a l'idée, avec son amant le docteur Nancey (Didaco Chellini) d'investir: ils montent tous deux une opération illégale: une fumerie d'opium, dont ils vont détrousser les clients en profitant de leur état second... Mais Lina n'est pas partageuse, et elle se débarrasse de Nancey en le dénonçant. Elle réapparait quelques tems plus tard aux bras de St Vallier (Bonaventura Ibanez), un ancien "client" qui est amoureux d'elle, et va semer la pagaille dans la famille...

On attend assez longtemps la raison d'être du titre, mais effectivement le film mène à une intrigue criminelle, qu'il vaut mieux découvrir par soi-même, et qui implique tous les protagonistes du drame. Le film, soigné et qui maintient un certain intérêt tout au long de ses 70 minutes, est au confluent du drame typiquement Italien, avec Fabienne Fabrèges en diva du mal, et du feuilleton à la Feuillade, avec ses rebondissements en cascade.

Si Fabienne Fabrèges, qui a aussi écrit le script, est la maîtresse d'oeuvre de ce (petit) film, il reste intéressant surtout pour la participation de Valeria Creti, une actrice décidément bien singulière dans le cinéma Italien de l'époque, et qui était l'année précédente le personnage principal du formidable Filibus... Et justement, pour voir cette ténébreuse intrigue policière, on peut par exemple se procurer le superbe Blu-ray (il est toutes zones) paru chez Milestone autour de cet incunable du mystère, puisque Signori Giurati...  figure parmi les bonus en raison de la présence de Valeri Creti!

 

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Published by François Massarelli - dans 1916 Muet **
17 février 2021 3 17 /02 /février /2021 18:33

En réponse au serial La main qui étreint, la Gaumont a donc produit cet étonnant film, entièrement dû à l'esprit farceur de Jacques Feyder, le futur réalisateur de L'Atlantide, des Nouveaux Messieurs et de La Kermesse Héroïque... Et le film, clairement, n'a pas grand chose à voir avec toutes ces oeuvres prestigieuses.

D'ailleurs, il n'a pas grand chose à voir avec quoi que ce soit! c'est un indescriptible mic-mac de scènes pour rire, par des acteurs qui se prennent pas au sérieux, avec des intertitres aussi stupides que possible... Je mentirais si je disais qu'il y a beaucoup à glaner dedans, mais on se laissera aller à l'indulgence, ce serait-ce que pour ses deux dernières bobines, le dénouement (oui, au fait, c'est un film à épisodes!) dans lequel on révèle que le chef des gangsters n'est autre que... qu'un célèbre comédien burlesque (imité par Georges Biscot avec une moustache, et le bougre se débrouille plutôt pas mal), qui va piquer sans vergogne sa fiancée au héros, et en plus l'épouser en juste noce avec une bande de bras cassés dans lesquels on reconnaîtra Musidora en Irma Vep, et Marcel Levesque en Oscar-Cloud Mazamette... 

Vous avez dit "n'importe quoi"?

 

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Published by François Massarelli - dans Jacques Feyder 1916 Muet Comédie *
17 février 2021 3 17 /02 /février /2021 17:57

Mademoiselle Musi (Musidora) est une fervente lectrice des exploits des Vampires, d’après les célèbres films de Louis Feuillade mettant en scène Irma Vep interprétée par... Musidora. Une fois qu’on sera prêt à accepter ce postulat, on regardera d’un œil parfois distrait ce film de moyen métrage, dans lequel Louis Feuillade trouve un ton moins farcesque à la comédie, un peu à l’imitation des œuvres de Léonce Perret:

Lagourdette (Marcel Levesque) courtise Melle Musi, et en l’entendant vanter les exploits de sa bande de criminels favoris, il prend la décision qui s’impose: il va lui montrer que lui aussi peut commettre des crimes… Et pour faire semblant, il propose à ses domestiques de jouer les victimes innocentes, un stratagème qui se retournera contre lui. Car si la jeune femme est fantasque, elle n’est pas sotte pour autant…

Je parlais de Léonce Perret, c’était sans doute l’inspiration pour Feuillade. Mais en terme de comédie et de marivaudage, les deux metteurs en scène ne jouent pas dans la même catégorie. Feuillade était certes plus à l’aise dans les drames baroques, les séries policières et les films sentimentaux, sans oublier les drames patriotiques, passage obligé de l’époque...

Mais il est assez plaisant de voir Musidora en complicité avec Levesque, son ennemi juré dans Les Vampires, dans un film qui ressemble beaucoup à un produit dérivé sans doute sans grande importance.

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Published by François Massarelli - dans Louis Feuillade 1916 Comédie Muet *
24 août 2020 1 24 /08 /août /2020 10:09

C'est pour la compagnie Universal, déjà préoccupée par la nécessité de grandir et de jouer dans la cour des grands, que cette adaptation de Jules Verne a été concoctée. Tant qu'à faire, et tout en affichant un ancrage solide dans le plus célèbre des romans de son auteur, le scénario élabore à partir de nouvelles péripéties et aussi un peu à partir de l'île mystérieuse, un mélodrame délirant qui fleure bon le serial... Une rocambolesque histoire d'héritière disparue, un Nemo hanté par le passé qui cette fois-ci va nous être détaillé, etc... Les coups de théâtre abondent, les coïncidences les plus absurdes pleuvent, mais ce n'est pas ça qui fait le sel, ni la notoriété du film.

Car à bien y regarder, c'est quand même bien terne, surtout quand on compare aux drames de Lois Weber, ou à Intolerance, voire aux westerns de Hart. Le jeu des acteurs est du plus pur style 1912. Alors ce qui fait aujourd'hui l'intérêt du film, c'est sans doute le montage très soigné, et bien sûr sa cinématographie sous-marine, très impressionnante pour l'époque et plutôt bien intégrée. Pour le reste, c'est comme on dit, une pièce de musée...

 

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Published by François Massarelli - dans 1916 Muet **