Kevin Brownlow, interrogé sur Willat (qu'il a rencontré lors de son fameux séjour à Hollywood dans les années 60) et plus précisément sur Behind the door, dit en substance ceci: "Si on excepte la vision, dans Hearts of humanity de Allen Hollubar, de Erich Von Stroheim en officier Allemand, jetant devant une mère son bébé pleurant par la fenêtre, Behind the door est le film muet le plus brutal et le plus violent que j'aie vu."
Pour ma part, et loin de moi l'idée de contredire le grand historien, je mettrais effectivement, pour les avoir vus l'un et l'autre, les deux films à égalité...
Car si dans The hearts of humanity, la brutalité du Hun représenté à l'écran, et dont l'identité haïe est assumée jusqu'à l'extrême par l'immense acteur, qui a poussé sa caractérisation comme il le faisait habituellement jusqu'aux derniers détails vestimentaires et autres babioles, tient essentiellement à l'illustration globale d'une ignominie d'Epinal, et inventée par les circonstances de l'après guerre glorieuse, patriotique et xénophobe, la violence dans Behind the door est le sujet du film, et la scène dont parle Brownlow est l'aboutissement même de l'intrigue...
Celle-ci repose en effet sur deux flash-backs. Le premier est assez conventionnel: le capitaine Krug, un Américain d'origine Allemande, rentre chez lui. C'est le milieu des années 20, et l'homme est vieux et amer. Il ne rencontre personne mais se rend au cimetière pour aller visiter la tombe, nous dit un intertitre, du seul homme qui aurait été content de l'accueillir: Jim MacTavish est mort en 1924...
Ce qui m'amène une réflexion: cette date est volontairement située, pour le spectateur de 1919, dans le futur, un futur proche qui n'est pas si différent de l'Amérique directement contemporaine, mais qui semble donner à ce film l'aura d'une allégorie, qui permettra d'en prolonger l'effet au-delà de l'immédiate après-guerre. C'est malin, car il faut bien dire qu'il y a de fortes chances pour que le spectateur de 1930 ou 1921 a du bien rigoler en voyant avec retard des films comme Hearts of the world ou Hearts of humanity...
Donc, le capitaine Krug revient chez lui, et va s'installer dans sa boutique: avant la guerre il était taxidermiste, et son atelier est à l'abandon. Il croise d'ailleurs des gamins qui s'amusent à en casser les vitres, par défi, en sa présence... Une fois dans sa boutique, il laisse revenir les souvenirs douloureux à la surface: lors de la déclaration de guerre, Krug (Hobart Bosworth) était amoureux de la belle Alice Morse (Jane Novak), la fille du banquier de la localité. Ses origines Allemandes tendaient à le rendre mal vu de la communauté, et lorsque la déclaration de guerre a été rendue publique, les choses se sont envenimées... Une bagarre a éclaté, durant laquelle dans un premier temps toute la communauté sauf Alice semblait vouloir lui casser la figure! mais devant son empressement à s'enrôler, le brave MacTavish (Jim Gordon), un marin lui aussi, avait fini par se ranger à ses côtés.
Le début de la guerre voit Krug, marié à Alice, et devenu le capitaine d'un bateau dont le second n'est autre que le fidèle MacTavish. Lors d'une traversée, le capitaine découvre que son épouse a décidé de le suivre à son insu; lorsque le bateau est coulé par un sous-marin Allemand, les deux époux se retrouvent seuls dans un canot de sauvetage. Un sous marin apparaît à la surface; on va les secourir... sauf que Krug est rejeté à l'eau! Il menace alors le capitaine (Wallace Beery), lui promettant de l'écorcher vif...
Le reste du film voit Krug s'accrocher à sa vengeance, et retrouver le capitaine Allemand, dont il vient de couler le sous-marin. C'est là que se situe le deuxième flash-back, qui nous conte les événements qui ont suivi, à l'intérieur du sous-marin, l'enlèvement d'Alice.
Le propos, pour Thomas Ince, était de réaliser un film qui puisse à la fois s'éloigner du style de films qui inondaient les cinémas depuis la victoire alliée, tout en en récupérant les sentiments xénophobes et anti-allemands. A ce titre, on voit que tout oppose le capitaine Krug et le capitaine de sous-marin: le grand père de Krug a combattu durant la guerre de Sécession aux côtés du commandant Farragut, et son petit-fils se considère d'abord et avant tout Américain même s'il a conservé quelques bribes de culture Germanique, à commencer par le langage. A l'annonce de la guerre, il n'hésite pas un seul instant, et le film invite le spectateur à se ranger aux côtés de Krug. Mais le capitaine joué par Wallace Beery fait partie de cette galerie de méchants Huns traditionnellement fourbes, sadique et sans honneur; ses trois actions d'éclat, ici, sont la façon dont il enlève Alice (Une scène cruciale, qui hélas manque à l'appel dans les copies en circulation, remplacée par des photos de plateau), puis le récit qu'il fait du destin de la jeune femme, dont une fois de plus il convient de dire qu'il est assez graphique. On se souviendra longtemps après l'avoir vu, de ce plan qui nous montre l'officier ouvrir l'un des portes de sa cabine, pour montrer à la jeune femme aux vêtements arrachés les marins qui attendent leur tour de l'autre côté... avant de la leur lancer! Le troisième des actes du capitaine est justement de s'en vanter...
Mais ce n'est pas pour autant la fin. Le but de Ince, Willat, et de l'écrivain Gouverneur Morris (l'auteur, je le rappelle, de l'excellent récit dont Wallace Worsley un an plus tard allait tirer le magnifique film The penalty), était de choquer justement, de questionner le désir de vengeance de l'homme en temps de guerre; et ici, bien sur, tout concourt à justifier ce désir de vengeance ressenti par Krug, ainsi que son jusqu'au-boutisme. Mais le film, par la brutalité de son final, pousse le spectateur à ne ressentir que de l'horreur, en voyant ce qui arrivera à l'homme auquel Krug a promis de l'écorcher.
Quoi qu'il en soit, ce film en forme de poing dans la figure, qui nous est aujourd'hui restitué à la faveur d'une restauration fantastique, rappelle que dès 1919, des cinéastes, à l'abri de toute idéologie ou de toute convention, exploraient des recoins déjà bien sombres de l'âme humaine, qui allaient rester à l'écart des entiers battus par le cinéma, une fois la volonté de censurer bien établie dans les années 20. Et on pourra dire ce qu'on voudra de Willat et Ince, de leur possible appartenance au KKK, de la xénophobie affichée de Willat jusqu'au crépuscule de sa vie (Selon Brownlow, c'est sans doute ce qui lui aurait valu de terminer sa carrière pourtant partie sur les chapeaux de roue, et je le crois sur parole, d'autant que c'est également un élément important qui a valu à Marshall Neilan de se faire black-lister.), de leur flair un peu glauque pour relever des intrigues d'un soupçon de sadisme, ou d'un excès de mélo bien épicé (Pour les films avec William S. Hart, en particulier): ces gens-là savaient y faire pour faire un film qu'on n'oublie pas, et à ce titre, je ne suis pas près d'oublier le choc frontal de Behind the door.