Ce petit film, petit par la taille comparé aux énormes épopées qui ont assis sa renommée, pourrait bien être le plus beau film de Griffith. Il se dégage de ces quelques 90 minutes un sentiment d’accomplissement, de perfection rares chez Griffith. D’autant plus rares qu’il s’agit d’une certaine illusion: des défauts se présentent çà et là aux regards; mais ce film que l’auteur lui-même a bien failli ne pas monter, tant il le déprimait, est une épure, autant par la simplicité de l’intrigue, le nombre restreint de personnages (3 +2), et la cohérence de sa mise en scène. Si on ajoute que le film a été rapide à tourner tant les scènes avaient été répétées, et que le rôle de Lillian Gish dans la production a été déterminant, on aura sans doute compris que je ne compte pas modérer mon enthousiasme…
Le propos de Broken blossoms est sans doute motivé par le désir du metteur en scène d’étendre son univers. Il va y parvenir de façon assez inattendue, en offrant aux occidentaux de son public le point de vue d’un Chinois immigré en Grande-Bretagne. Mais il y a fort à parier que la tentation de réactualiser Dickens a joué un rôle aussi : la vision du Londres des bas-fonds de Limehouse, de la faune qui y survit, vu par un Griffith qui revenait d’Europe (La compagnie y avait passé plusieurs mois en 1917), va donner une vision étonnante, multiculturelle, dans laquelle la notion de mélange sera non pas condamnée, mais tranquillement abordée par le pourtant généralement pudibond metteur en scène: la contradiction, toujours…
L’histoire, bien connue, est celle de trois personnes: Cheng Huan (Richard Barthelmess, un relativement nouveau venu, auquel Griffith confiait des rôles de premier plan au détriment de Robert Harron; ici, il est excellent), un « missionnaire » Chinois en Europe, revenu de ses illusions. Battling Burrows (Donald Crisp), un boxeur buveur, coucheur, bas du front et franchement brutal, affublé contre son gré d’une fille imprévue : Lucy, jouée par Lillian Gish, tout juste sortie d’une grippe Espagnole qui a failli lui être fatale. L’actrice a longtemps hésité avant d’accepter de jouer le rôle de Lucy. Elle refusait de se MaryPickfordiser en jouant une petite fille, et elle souhaitait plutôt que Griffith aille dans le sens d’un certain réalisme: elle estimait tout simplement ne pas convenir au rôle…
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Cheng Huan, dans un prologue, nous est présenté en Chine, plein d’illusion à la veille de partir pour sa mission de pacification en occident. Arrivé, il déchantera vite, et quelques années après, nous est présenté dans son quotidien : l’opium, le Mah-jong, le quartier Chinois de Limehouse, la fréquentation nocturne des pubs louches, ou la faune locale se mélange : prostituées, Chinois, Malais, noirs… Au sein de cette communauté, le héros tient une boutique-bazar. Battling Burrows, de son coté, vit avec sa fille, et se défoule des constances remontrances de son manager en buvant avec ses amis, et en battant sa fille, toujours sans raison. Un beau jour, Cheng Huan, voit la jeune fille, inconsciente, dans sa boutique : elle y a trouvé refuge après avoir été frappée un peu trop fort. Il la reconnaît, la recueille, et la conforte. Un ami de Burrows, de passage, surprend la jeune femme, et va annoncer la nouvelle à son ami, qui vient chercher la fille, la ramène chez lui, la frappe et la tue. Cheng Huan, qui a découvert le drame, prend une arme, vient tuer le boxeur, ramène le corps de la jeune femme, installe une veillée funéraire, et se suicide rituellement.
Le principal personnage est ici Cheng Huan, et le metteur en scène va le montrer dès son départ, suivant son habitude des prologues étendus qui lui permettent de donner des motivations et plus de substance aux personnages : la Chine du début du film, tournée à Chinatown, lui permet de filmer avec respect des commerçants, des passants Chinois, et de les opposer à des marins Américains en bordée qui se comportent comme des pourceaux : Cheng Huan tente de les raisonner, sans succès. Si le contraste, par lequel Griffith tente d’établir que les marins, eux, sont exotiques en ce contexte, débouche surtout sur l’idée que le maquillage de Barthelmess n’est pas parfait, il est de toutes façons remarquable de voir ce film de 1919 dépeindre la communauté la plus méprisée aux Etats-Unis de façon aussi respectueuse. Les plans qui établissent la vie de Cheng Huan, d’ailleurs, s’ils ne reculent pas devant la représentation inévitable des nuits embrumés de ces exilés aux mœurs étranges, s’ils les mêlent aux prostituées, sont malgré tout empreintes d’un rythme lent et, mais oui, respectueux : pas de jugements, ici. Le contraste avec la brutalité occidentale, symbolisée par Burrows, n’en est que plus grand… Le point de vue est donc bien celui de Cheng Huan, missionnaire désabusé qui a renoncé à changer les habitudes de ces indécrottables occidentaux. Le rythme lent est d’ailleurs observé tout au long du film, qui fait également un usage permanent du montage parallèle, dès les premières 20 minutes: c’est le moyen pour Griffith de lier le destin de ses trois personnages : il le fait dans toutes les scènes, faisant constamment peser la menace de Burrows sur les deux héros. Il l’utilise durant un match de boxe d’une façon un peu louche à mes yeux, mais Griffith sera décidément toujours Griffith : Burrows sait que sa file est chez le boutiquier Chinois (On les voit tous deux), et dit sans ambigüité son racisme (condamné par Griffith, bien sur, dans un intertitre). On sait donc qu’il va intervenir, et dans un premier temps le suspense qui s’installe est lié à l’idée qu’il va débarquer chez le Chinois et tout casser. Au bout d’un moment, toutefois, Cheng Huan est pris d’une impulsion, et a très clairement l’intention de profiter de la jeune fille. Le public est invité, deux minutes durant, à espérer l’intervention de Burrows. Mais au bout de deux minutes, Cheng Huan se ressaisit : son amour, nous dit un intertitre, restera pur. Par contre, Griffith réemploie le bon vieux viol métaphorique à la fin du film, lorsque Burrows force la porte du placard dans lequel s’est réfugiée Lucy, et la saisit, la jette sur le lit et la tapote avec le manche de son fouet, plusieurs fois, avant de prendre son élan: fondu au noir. Cette proximité louche entre le père et la fille est d’abord suggérée par la présence du lit en plein milieu de la pièce principale, et est renforcée par le regard blasé qu’adopte la jeune fille en toutes circonstances, y compris en parlant à des filles de joie. De même, on s’étonne (après Birth of a nation) de voir, au début du film, une femme blanche en grande conversation avec un homme noir, dans l’intimité nocturne de la salle publique d’une taverne boiteuse. Le cinéma de Griffith, décidément, est arrivé à l’âge adulte, et ce film dresse à qui sait y voir un meilleur portrait de l’humanité que celui représenté par Lucy et son assassin de père. Il est vrai aussi que ces scènes de promiscuité ont surtout pour but d'accentuer la solitude de tous ces exilés de la vie, qui seront bien vite rejoints dans cette errance par Lucy et Cheng Huan, seuls au monde y compris lorsqu'ils sont ensemble, tant tout amour entre eux est condamné.
Les répétitions du film ont principalement concerné les scènes entre Crisp et Lillian Gish, et elles sont d’une grand force. S’il continue à utiliser le montage de façon virtuose, Griffith laisse ses acteurs jouer de façon continue, et le résultat est hallucinant. Lillian Gish se taille la part du lion, multipliant les trouvailles : le geste de forcer un sourire, par exemple, est né durant ces répétitions, tout comme les mouvements qu’elle a imaginés durant sa crise de panique finale… Ces scènes se déroulent toutes dans le décor unique de la petite maison miteuse de Burrows, et on songe au Kammerspiel. Afin d’éviter de trop montrer le corps, un peu trop adulte, de son actrice, Griffith a ancré dans les scènes en duo sa mise en scène sur le visage de Lillian Gish, comme le montre leur première scène commune : il cherche à trouver un prétexte pour lui taper dessus, et la houspille constamment. Le visage de l’actrice exprime une peur grandissante, et Burrows éructe : Fais nous un sourire, justifiant le fameux geste : des doigts, elle dessine un rictus. On ne quitte pas son visage des yeux. Mais la notion du regard est souvent soulignée aussi pour d’autres raisons : la première scène entre Lucy et Chang Huan, divisée en deux, montre d’abord la jeune fille qui passe devant la boutique et regarde les poupées, pendant que le jeune homme la regarde du fond de sa boutique. Puis elle traverse la rue et s’intéresse à l’étalage de légumes du commerçant Evil Eye (littéralement Mauvais Œil). Là, l’écran nous montre Lucy au milieu, regardée par les deux hommes. Psui on voit Lucy qui regarde Cheng, celui-ci détourne le regard, et elle est à ce moment épiée par Evil Eye. Elle le surprend, il regarde ailleurs. Evil Eye fera une tentative pour attraper la jeune femme, mais n’ira pas plus loin. L’ambiguité est surtout dans l’interprétation de Lucy devant cette convoitise qu’elle inspire : est-elle naïve au point d’ignorer les intentions des hommes à son égard, ou bien en habitante résignée de Limehouse (Qui a eu une conversation avec deux prostituées), attend-elle simplement la suite des évènements? Le jeu de regards reprendra lors de la scène assez longue durant laquelle Cheng Huan lui donnera des habits de poupée, et la jeune fille jouera elle-même avec une vraie poupée…
![](http://filmfanatic.org/reviews/wp-content/uploads/2011/06/Broken-Blossoms-Gish.png)
La scène anthologique du film, bien sur, reste la confrontation finale, un chef d’œuvre de violence humaine, explosive, durant laquelle Lilian Gish et Donald Crisp vont très loin. Griffith en profite pour nous montrer, une fois de plus, un siège: celui d’un placard dans lequel la jeune fille s’est réfugiée, et cède à une crise de panique. Elle représente le paroxysme du film, et aurait pu en être la fin, mais n’oublions pas que Cheng Huan est le héros du film. C’est donc à lui que revient le dernier mot, mais autant être franc : le film ne cache pas, dès les premières minutes, que les dés sont jetés, et une atmosphère de dérèglement, de sombre tempête lourde qui menace et qui va emporter tout sur son passage, est cachée derrière ce rythme lent, obsdédant, du film sans doute le mieux construit de son auteur. De même, la photo de Billy Bitzer est splendide, et l’opérateur Karl Brown a été ici secondé d’un nommé Hendrik Sartov, spécialiste des effets impressionnistes, et qui deviendra vite l’opérateur officiel de Lillian Gish. On lui doit sans doute le très joli leitmotiv visuel du bateau (un maquette, semble-t-il) dont on voit les mats glisser le long des quais, et qui sert de transition entre les présentations des personnages au début du film. Il correspond également au premier et eu dernier plan du film, des images portuaires esquissées, ainsi Broken blossoms est tout entier contenu entre ces deux idées de voyage, de partir loin, très loin de cet endroit de mort. Admirable.